Les gués de l'Elorn |
Dans un article récent, du Bulletin de la Société Archéologique du Finistère de 2019, Yvon Autret a examiné les éventualités de traversée de l'Elorn à l'ouest de Landerneau. Pour ce faire, il s'est basé sur le tracé des voies antiques venant du sud et arrivant près du fleuve.
Mais il conclut que ces passages ne pouvaient être que des passages par bac, vu les hauteurs de marée basse à ces endroits. Même si le niveau de la mer a monté de 2 mètres depuis l'époque romaine, un passage à gué semble impossible.
Un passage à gué pouvait-il exister plus à l'est, peut-être au niveau de La Forest, ou bien fallait-il aller jusqu'à Landerneau ?
Landerneau a été depuis très longtemps un noeud routier important, au carrefour des routes de Morlaix et de Carhaix à Brest, de Quimper à Lesneven.
Le franchissement de l'Elorn ayant été possible par un gué à cet endroit, la nécessité d'un pont était moins impérative qu'ailleurs. Sa construction est tardive et ne semble guère remonter au-delà du XIIè siècle. L'existence d'un pont primitif, peut-être en bois, est attestée en 1336, date de la fondation d'un hôpital "à la tête du pont" par Hervé VI, vicomte de Léon. (source AML)
Autrefois il y avait un gué à Kerhamon, en aval de la forteresse de La Roche, il était défendu par une motte et contrôlé par les vicomtes de Léon (source Bernard Tanguy, dans Le Finistère de la préhistoire à nos jours p. 117).
La motte de Kerhamon, arasée depuis le début des années 1970, se trouvait sur la rive gauche, à forte pente, de l'Elorn qu'elle dominait d'une douzaine de mètres. C'était une énorme butte de terre ovale (30 m du nord au sud et 20 m de l'est à l'ouest) comportant au centre une fosse circulaire délimitée par un mur de schistes (environ 1,50 m de hauteur et 12 m de diamètre). Un fossé empli de terre noire a également été découvert (sans doute d'anciennes douves) ainsi que huit petites pierres hémisphériques en granulite (8 à 15 cm de diamètre). Il s'agit vraisemblablement d'un site habité dès l'Age du fer (du VIIIe siècle à la conquête romaine) et réutilisé ensuite au Moyen-âge comme motte castrale, la parcelle se nomme d'ailleurs "Parc-ar-Chastel". Cette motte avait un double avantage défensif : défendre contre des assaillants et contre les crues de la rivière. (source site internet de Pencran).
On trouve mention de ce gué dans le Cartulaire de Landevennec, qui mémorise la donation à l'abbaye par Ewen, dit Le Grand , comte de Léon, de possessions qu'il avait de Lanneuffet jusqu'à La Roche. Donation intitulée "De Tribu Lan Uuivrett", titre en rouge sur le manuscrit, un peu effacé. Cliquer sur la photo pour l'agrandir.
Cet extrait du cartulaire provient de la seconde partie écrite aux Xè siècle et XIè siècle, qui contient 24 feuillets (folios 140 à 164) et qui est composée des titres et documents diplomatiques relatifs aux droits et possessions de l'abbaye. J'ai essayé de le traduire au mieux :
De Tribu Lan Uuivrett
Haec memoria retinet, quod felix et nobilis comes Euuenus nomine dedit sancto Uuingualoeo tribum quandam nomine Lan sancti [f° 156 r°] Uuiuureti, XII villas, cum omni debito et decima et omnibus ei apendiciis, Laedti superior et Laedti inferior, Caer Guingualtuc, cujus divisio est usque ad flumen Helorn ; Caer Menedech : divisio ejus est ad occasum ; Rodoed Carn id est vadum corneum : divisio ad orientem et ruga quae pergit contra meridiem.
Au sujet du don de Lanneuffret
On conserve la mémoire que le célèbre et noble comte Ewen fit à saint Guenolé un certain don nommé le lieu saint de Lanneuffret, 12 villas, avec toutes leurs charges et dîmes et toutes leurs annexes, Letty Uhellañ et Letty Izelañ, Ker Guingualtuc, dont la division va jusqu'au fleuve Elorn ; Ker Menedech, sa division est au couchant ; Roudouz Korn, c'est-à-dire le gué "cornu" 1, sa division est à l'est avec une extension (ride) qui s'en va vers le sud.
1 Corneum : adjectif dérivé du nom cornu. Le nom cornu a plusieurs sens dont : 1. Corne ; 2. Objet en forme de corne ; 3. Sommet, point culminant d'une montagne. 4. ... etc... Voir explications plus bas.
Ewen, dit le Grand, comte de Léon
Les généalogistes ont tenté de dresser une liste des vicomtes de Léon pour les IXè et Xè siècles mais la documentation fait cruellement défaut (30). On ne peut guère retenir que deux noms, ceux de Guyomarch et d'Even. Guyomarch est le nom d'un chef breton contre lequel Louis le Pieux organisa une expédition vers 824, quelques années après en avoir fait de même face à Morvan, au sud de la péninsule (31). La filiation n'est pas établie, mais elle est néanmoins probable avec les vicomtes de Léon dont plusieurs portèrent ce nomen du XIè au XIIIè siècle.
La tradition désigne le comte Even comme étant le bâtisseur de la cité de Lesneven et lui accorde le surnom de "Grand" en raison des victoires qu'il aurait remportées sur les Normands ; mais ces éléments sont empruntés à la vita de saint Goulven (32), datable de la fin du XIIè ou du début du XIIIè siècle (33). Son auteur se trompe d'ailleurs dans son interprétation du toponyme Lesneven : l'étymologie correcte n'est pas Aula Eveni, mais plutôt Aula Neveni, "la cour de Neven", et cet anthroponyme se retrouve à proximité dans le nom de lieu Runeven, en Plouider (34). Au surplus, Even, à qui l'hagiographe donne le titre de comte, n'est pas explicitement présenté comme "(vi)comte de Léon". Il apparaît comme donateur dans deux actes du cartulaire de Landévennec, qui concernent Laneuffret et Lanrivoare (nobilis comes Euuenus, Evenus comes, qui dictus est magnus (35)) : c'est là sans doute, au milieu de pièces manifestement interpolées et dont l'authenticité demeure très incertaine, que l'hagiographe de saint Goulven aura trouvé le nom de ce personnage qui, pour le moment, échappe à l'histoire.
(source Généalogie des vicomtes de Léon par Patrick Kernevez et André-Yves Bourgès).
(30) Nous renvoyons le lecteur à la synthèse de Bernard Tanguy, "Les premiers temps médiévaux (Vè-XIIè siècle)", dans Le Finistère de la Préhistoire à nos jours (Y. Le Gallo, dir.), Brest, 1991, p. 81-133 (p. 89-92).
(31) A. DE LA BORDERIE, B. POCQUET, Histoire de Bretagne, t. II, p. 23-26. Arthur de La Borderie en donne un récit à partir des écrits d'Eginhard, d'Ermold le Noir et de diverses annales et chroniques auquel on doit préférer : A. CHEDEVILLE, H. GUILLOTEL, La Bretagne des saints et des rois, Rennes, 1984, p. 210-212.
(32) A. DE LA BORDERIE, "Saint Goulven - Texte de sa Vie latine ancienne et inédite - avec notes et commentaire historique", Mémoires de la Société d'émulation des Côtes-du-Nord, t. XXIX, 1891, p. 214-250 (p. 220). Le passage concerne une incursion de scandinaves appelés par l'hagiographe piratae Daci et Normani.
(33) Y. MORICE, La Vie Latine de saint Goulven, Rennes, 2000 (mémoire de maîtrise d'histoire sous la direction de B. Merdrignac, université de Haute-Bretagne), p. 70-79 (Chap. I. Un hagiographe roman).
(34) ID., ibid., p. 74-75.
(35) Cartulaire de Landévennec, éd. R.-F. Le Men et E. Ernault, Paris, 1886, n° 38, p. 568.
Charte suivante : [39] De tribu Lanriuuoroe
Haec descriptio declarat, quod sanctus Morbretus habuit colloquium aput Sanctum Uuingualoeum, cui et se ipsum et beneficium, quod eidem sancto Morbreto dedit Evenus comes, qui dictus est magnus, et omnia quae habuit perpetualiter, ut illum aput Deum haberet intercessorem, commendavit, quia illius nomen illis diebus caelebre habebatur. Quod beneficium dicitur Lan Riuuole eum omni debito et decima et omnibus ei apen[f° 156 v°]diciis : Languenoc, hereditas sancti Uuenhaeli, qui primus post sanctum Uuingualoeum abbas fuit ; Lan Decheuc, Caer Tan, Ran Maes, Caer Galueu, super flumen Helorn.
Anno DCCCCti L V incarnationis Domini nostri Jhesu Christi, epacte XXV, indictiones III*, concurrentes VII, terminus paschalis IIIIto idus aprilis, in VIIa feria pridie kal.aprilis, luna IIIIa, annnus embolismus.
Extrait du cadastre napoléonien de La Roche en 1811
A propos du lieu saint de Lanneuffret, cité dans le Cartulaire, voir en annexe.
Où se trouvait "Rodoed Carn" ?
Aujourd'hui, pour le mot "gué", on dit :
- au masculin "roudour, pluriel en -iou" ou
- au féminin "roudouz, pluriel en -ioù".
Quelques érudits ont vu dans le mot "rodoed" ou "rodoez" le pluriel ancien de "rodo". Cela laisse supposer qu'il y eut deux gués à La Roche et, dans ce cas, ils se trouvaient aux deux passages de l'Elorn à Pont-ar-Bled et, plus en amont, au pont de La Roche, qui a été construit en 1675.
Cependant, le moine de Landevenec a écrit la traduction latine "vadum corneum" au singulier ! Aussi, me plaît-il de penser que "rodoed" est au singulier et qu'il faut le décomposer en "rodo" et "ed".
Le mot "ed" en breton qui signifie "blé" et "céréale". Et il faut donc comprendre "le gué du blé", comme plus tard, on y situera "le pont du blé" (Pont-ar-Bled, "bled" étant le mot vieux français équivalent à "ed"). Il paraît évident que Milin ar Roc'h, objectif principal de ce passage, existait déjà au Xè siècle, car les moulins à eau étaient alors en usage dans nos régions depuis longtemps.
Par ailleurs, "corneum" peut être traduit par l'expression "en forme de corne". Ce qui correspond bien à la courbe de l'Elorn en cet endroit.
Et puis, le chemin passant par le gué monte franchement vers le sommet de la colline, "cornu", en direction de Plouedern. C.Q.F.D.
Nul doute qu'il y eut un gué à Pont-Christ autrefois, car le village se trouve sur une ancienne piste gauloise. Elle monte du sud de la région et, à partir de La Martyre, prend la direction de Pont-Christ, traverse l'Elorn et s'en va vers l'antique cité romaine de Kerilien au nord de Plouneventer. Nous avons consacré un chapitre à cette piste gauloise que tous les érudits s'accordent à qualifier de pré-romaine.
Plus tard, un pont a été construit à Pont-Christ. Au moins dès 1533, date de construction de l'église, car nous ne pouvons imaginer les seigneurs de Brezal devoir traverser l'Elorn les pieds dans l'eau, fussent les pieds de leurs chevaux, pour se rendre dans l'édifice qu'ils venaient de faire construire.
Ce gué est clairement indiqué sur le plan, ci-dessous, qui montre l'état des lieux avant la démolition du moulin Morvan en prévision de sa reconstruction par les frères Lacaze, en 1862. On pouvait également le deviner sur le plan de 1811, plus haut.
Plan de 1862 élaboré en prévision de la reconstruction de la minoterie (ADQ 7 S 26)
Rappel : il était de coutume autrefois d'établir les cartes et plans ayant pour objet les cours d'eau en positionnant l'amont à gauche
(de même, pour le chemin de fer, l'amont étant alors dans notre cas la gare Montparnasse à Paris). Ici, nous avons donc le sud en haut.
Le gué est mentionné dans une délibération du conseil municipal du 9/2/1862, dans un rapport de l'ingénieur des Ponts-et-Chaussées, daté du 30/5/1862, suite à la 2è enquête réalisée pour la construction du nouveau moulin et dans le règlement d'eau définitif du moulin, daté du 26/6/1862.
Rapport de l'ingénieur ordinaire
Trois observations ont été produites à la 2è enquête sur la pétition du Sr Lacaze :
Ce projet ne nous paraît donc devoir être modifié qu'à l'article 5 par ce qui concerne la largeur à donner au pont que le pétitionnaire doit construire sur son canal d'amenée.
Brest, le 30 mai 1862. L'ingénieur ordinaire. Signé : Rousseau.
Extrait du règlement d'eau définitif
Art. 5 - Le passage par gué qui existe actuellement sur l'Elorn au droit de l'usine sera conservé. Le pétitionnaire devra, pour cela, construire et entretenir à perpétuité sur son canal d'amenée un pont en pierre de trois mètres (3,00 m.) de largeur au moins. Il devra relier ce pont à la route impériale par une rampe dont l'inclinaison n'excédera pas quinze centimètres (0,15) par mètre.
On est en 1845, les frères Huyot prévoient de construire une minoterie à La Roche-Blanche, juste en aval du moulin à papier du Sr Lehideux, dit "moulin à papier de Brezal", qui deviendra plus tard "la fonderie de Brezal".
En amont de l'usine, il est nécessaire d'implanter un barrage et un canal d'amenée pour alimenter la minoterie. Ces deux implantations tombent juste à l'endroit de l'ancien gué (appelé "gué actuelle" sur le plan). Celui-ci sera supprimé et remplacé par le barrage. Un nouveau gué sera créé quelques mètres plus bas. Ceci montre bien que les gués, à l'époque, avaient encore une grande utilité, ce n'était pas que le souvenir d'une pratique ancienne.
Plus tard, la minoterie sera modifiée, un joli pont (voir ici) sera construit pour permettre aux cultivateurs de la rive sud de l'Elorn d'apporter leurs grains au moulin.
La construction du pont actuel de Kerfaven a été décidée le 1er juin 1867. Avant cette date, la circulation sur le chemin vers Ploudiry était plutôt limité. Son utilisation la plus importante, ainsi que celle du pont était le fait des fermiers du manoir de Kerfaven. En effet, ils exploitaient des terres de l'autre côté de la rivière et y faisaient paître leurs bestiaux. C'étaient donc eux qui avaient construit et entretenaient l'ouvrage.
Aussi "pour fréquenter le pont il fallait obtenir leur autorisation". Ils avaient même, un moment, interdit aux fermiers de Mescoat de "faire passer leurs charrettes sur le pont et les obligeaient à passer par la rivière". Pour plus détails voir ici.
Il y avait donc un gué. Tout a changé avec l'arrivée du chemin de fer en 1865, qui a bousculé tout l'environnement près de l'Elorn.
Je m'écarte un peu du gué de l'Ariagon, mais je ne peux résister à l'envie de reproduire ici la description de cette maison de Creis-Coat écrite par une religieuse de la famille, tante de Mimi Perros :
"Notre Creiscoat est une jolie solitude si pleine de charme, de paix profonde, son grand bois où mille chantres aériens font entendre leurs doux ramages et leurs concerts mélodieux. Ses fleurs sont embaumées de senteurs sauvages. Tout cela, c'est autant de voix qui vous appellent, que peu sensible serait celui qui ne se sentirait pas attiré et gagné par tant de choses aimées et goûtées. Oui, aimons toujours cette petite maison entourée de sapin verts, de bruyère rose, de genêts dorés ; aimons ce calme qu'on y respire ; son air pur et frais. Le bonheur s'y trouve avec l'union, le travail et, Dieu merci, une modeste aisance en éloigne la misère et les privations, comme aussi le souci qu'engendre trop souvent la richesse".
On s'aperçoit que le pont de l'Ariagon (aujourd'hui disparu) était doublé par un gué, dit "gué de Riagon" sur la carte ci-contre. Il est probable que le pont ne supportait que des charges faibles, les grosses charrettes étaient contraintes d'emprunter le gué et de rouler dans l'eau.
Il semble bien que ce gué ait été utilisé jusqu'au début du 20è siècle. C'est ce que nous raconte Mimi Perros, née Roquinarc'h en 1922 à Creis-Coat, dans les bois de Kerfaven. Ce lieu a été aujourd'hui absorbé par la carrière Lagadec.
Mimi Perros est une fille et petite fille de gardes-forestiers du bois de Kerfaven.
Pourquoi y avait-il un garde-forestier à Creis-Coat ? Deux gardes se sont succédés en ce lieu : Yves Roquinarc'h, et son fils François-Louis, de 1880 jusqu'en 1940 peut-être. A cette époque, le propriétaire du bois de Kerfaven était Monsieur de Guébriant qui habitait à St-Pol-de-Léon. Il avait besoin d'un garde pour surveiller ce territoire de chasse, prendre les braconniers et dresser des P.V., mais aussi pour faire couper le bois sur certaines parcelles pour le vendre selon sa décision. Il avait donc embauché un garde-forestier et lui avait construit une maison au milieu des bois pour héberger sa famille. Et quand M. de Guébriant organisait des chasses dans le bois avec des notables de la région, ils venaient manger dans la maison de Creis-Coat. Tout cela (et autres choses encore) est raconté par Mimi Perros dans le livre qui s'appelle Ploudiry, une histoire au coeur du plateau écrit par Marie-Françoise Cloître et publié en 2013.
Mais venons-en à notre gué sur l'Elorn.
"Mon père et mon oncle, également garde-forestier, nous raconte Mimi, avaient une petite prairie au vieux moulin, "Ar Vilin Gozh", au bord de la rivière Kerouallon se jetant dans l'Elorn. Tous les ans, il fallait y faire le foin, d'abord le faucher, puis le mettre à sécher, Nous faisions la route à travers les bois de pins, les fourches sur l'épaule. Quand il était sec, trois voisins venaient avec leur charrette pour le rentrer".
"Nous passions à Kerfaven, et, pour arriver au Vieux Moulin, nous devions traverser l'Elorn. Le retour des charrettes très chargées durait environ quatre heures. Ce n'était pas facile de traverser l'Elorn avec des chevaux plus au moins peureux, un lourd chargement, et les cailloux dans la rivière. Combien de fois les charrettes ont-elles chaviré ? Il fallait alors récupérer le foin plus ou moins mouillé et le remettre dans la charrette".
"Quand les charretiers n'arrivaient pas à l'heure, Maman avait coutume de dire : "ça y est, ils ont eu des ennuis pour traverser l'Elorn !" Elle ne se trompait pas. Ensuite, il fallait encore étendre le foin mouillé à la ferme pour le faire sécher".
Question :
Mais comment les Roquinarc'h faisaient-ils pour traverser la voie de chemin de fer ?
Ils ne pouvaient passer par dessous. A cet endroit, seule la rivière Kerouallon est capable de passer sous la voie. La hauteur de la voûte de l'aqueduc (photo à gauche) ne permet pas le passage de charrettes bien chargées de foin.
Réponse :
A cette époque, il y avait encore un pont qui passait au-dessus la voie ferrée, ainsi qu'on le voit, plus bas, sur la photo aérienne de l'IGN, datée de 1950-1965.
Et ce pont se trouvait sur le chemin du gué de l'Ariagon
... tout est cohérent.
Lorsque les Bénédictins de la Pierre-qui-Vire vinrent, vers 1879, construire un monastère près des confins de la paroisse de Lanneufret, ils ne faisaient que reprendre pied sur un territoire jadis évangélisé et sanctifié par d'autres fils de saint Benoît. Landévennec, en effet, posséda en cette localité un prieuré dont l'existence est, encore aujourd'hui, révélée par d'assez nombreux indices pour paraître indubitable. C'est ce que, dans les notes qui suivent, on voudrait établir. D'après le Cartulaire de Landévennec (Notice XXXVIII), la fondation de la paroisse de Lanneuffret (ou Lanneufret) pourrait remonter au noble comte Even, vivant en l'an 955, lequel aurait donné à Saint Guénolé, c'est-à-dire au monastère de Landévennec, une certaine trêve : « Quamdam tribum, nomine Lan sancti Wiwreti », avec toutes ses dîmes et appartenances. Cette donation faite, les moines de Landévennec envoyèrent dans le territoire qu'on leur cédait des religieux de leur Ordre, et y fondèrent un prieuré bénédictin.
Ladite donation du comte Even a-t-elle réellement eu lieu et faut-il croire à ce monastère-prieuré de Lanneufret tenu et occupé par des moines de Landévennec ?
M. Robert Latouche (Mélanges d'Histoires de Cornouaille, V-VIème siècle, p. 63) prétend que non. D'après lui, la seule présence du nom d'Even, dans la notice XXXVIIIème du Cartulaire, suffit à attester le caractère légendaire de cette pièce. Inutile par suite de parler ni de donation par ledit Even de la trêve de Lan-Sancti-Wiwreti, ni de fondation, en cet endroit, d'un prieuré.
A rencontre de la thèse de l'honorable archiviste, certains arguments peuvent être produits, arguments tirés de la topographie de la paroisse, de la statuaire de la vieille église, de l'onomastique bretonne et de la tradition locale, qui constituent autant de présomptions et de preuves en faveur du prieuré bénédictin, comme M. de la Borderie, s'appuyant sur le Cartulaire de Landévennec, l'a affirmé dans son Histoire de Bretagne (Tome III, 156).
1° La toponymie locale.
a) A 150 mètres, côté Est de l'église paroissiale, une grande ferme porte le nom de Keranmanac'h, dont l'identification avec le Caer-Menedech du Cartulaire, ne peut faire de doute, et qui nous représente l'ancienne résidence des moines de Saint-Wiwret, où viendront, à leur tour, habiter les religieux bénédictins détachés de Landévennec. De cette ferme de Keranmanac'h dépend un moulin cité dans les registres paroissiaux de 1605, sous le nom de « Milin Keranmanac'h » ; et non loin, en amont, subsistent quelques restes d'une ancienne buanderie « Ti Kouez », avec lavoir et fontaine.
b) Entre Keranmanac'h et l'église actuelle, joignant le cimetière, un champ carré de 40 mètres de côté, est porté au Cadastre (Section A, n° 33), comme s'appelant « Ar C'hloastr, le cloître ». Ainsi le désigne-t-on encore de nos jours. Les enfants disent couramment : « Mont a ran da c'hoari d'ar c'hloastr. Je vais jouer au Cloître ». Sans le savoir ils se livrent à leurs ébats là justement où les bons moines jadis prenaient, eux aussi, leurs calmes récréations. c) Immédiatement au-delà du cimetière et de l'église, en allant vers l'ouest, on rencontre une autre ferme qui porte le nom bien caractéristique de « Ar Prioldi, c'est-à-dire Ti ar Priol, le prieuré, la maison du Prieur ». Attenant à la ferme, un champ appelé « Parc-ar-Priol, le champ du Prieur », est porté au Cadastre, section A, sous le n° 19. Ces noms « Ar Prioldi, Parc-ar-Priol » sont toujours communément employés par les habitants. Ces mots se trouvent aussi dans un contrat de vente, malheureusement bien moderne, établi le 17 messidor an XIII, et qui est le plus ancien titre que possèdent les propriétaires actuels de ladite ferme « du Prieuré ». Ainsi la toponymie locale nous est témoin qu'il y a eu jadis, à Lanneuffret, un monastère-prieuré dont l'existence, à défaut même de documents primitifs écrits, reste affirmée depuis des siècles et comme gravée dans la terre de la paroisse.
2° La statuaire :
L'église de Lanneufret, « très modeste, dit M. le chanoine Abgrall, dans ses proportions et dans son style » ogival flamboyant, porte sur la clef de voûte du porche, la date de 1585. C'est un témoin déjà vieux de plus de quatre siècles. Or, à la façade dudit porche, se voit le saint Patron de la paroisse (appelé aujourd'hui, on ne sait pourquoi, saint Guévroc, car rien ne dit que cet auxiliaire de saint Paul Aurélien ait jamais habité le territoire, et le vrai Patron est plutôt saint Wiwret). Ce dernier est représenté en moine bénédictin, portant tunique avec capuchon rabattu sur le col, et scapulaire. Cette même statue de religieux bénédictin se trouve reproduite, mais avec des proportions plus grandes, dans une belle croix en Kersanton, du XVIème siècle, érigée dans le cimetière. La superbe croix de procession, en argent massif, remarquable par son poids et ses fines ciselures, également du XVIème siècle, porte au revers la statue d'un moine de saint Benoît, facilement reconnaissable à sa grande tonsure monastique, à la chasuble ample, et à la croix bénédictine gravée aux quatre coins et au milieu du missel qu'il tient en mains. Enfin, dans la fontaine du saint Patron, découverte il y a deux ans, en contrebas du champ du « Cloître », on a dégagé au fond de la cuve, sous un amas de débris de toute sorte, une statue en Kersanton de moine bénédictin. Pourquoi tant de témoignages significatifs, si intentionnellemeent rappelés à la fin du XVIème siècle, si ce n'est afin d'attester que jadis, il y eut en ce lieu une résidence bénédictine ? La paroisse de Lanneufret était depuis bien longtemps tenue par des prêtres séculiers, les religieux ont dû se retirer quatre cents ans auparavant. Néanmoins leur souvenir demeure, et les reconstructions faites alors serviront à garder la mémoire de ces fondateurs de la paroisse.
3° L'onomastique bretonne :
Elle permet de conclure que ce prieuré bénédictin n'est autre que celui dont il est question dans la notice XXXVIII du Cartulaire de Landévennec. M. J. Loth (Les noms des saints bretons, p. 40) écrit : « Euffret, dans Lanneuffret ». On identifie ce nom avec Lan-Wiuret (lan sancti Wiwreti) du Cartulaire de Landévennec (La Borderie). Je ne connais pas exactement la prononciation. Il me paraît probable que le nom a dû passer par la forme « üvret », représentant « wi-vret », vieux breton « Wiw-brit ». De fait, cette graphie « üvret » dont parle M. Loth, comme ayant probablement été une forme transitoire du nom actuel de Lanneufret, est celle des vieux documents écrits. Bien plus, elle subsiste encore dans le parler des plus anciens bretonnants de la paroisse.
a) Documents écrits. — 1330. La première mention de Lanneufret se lit au compte des décimes de la province ecclésiastique de Tours. (Archives du Vatican, armario XXVIII, n° 10, reproduit par M. Longnon, Pouillé de la Province de Tours). Il y est dit que la paroisse de « Languefret » doit payer à la Cour de Rome, 20 s. On peut pour cette forme « Languefret » se rappeler les mutations que subissent les initiales des noms bretons. En 1467, nous trouvons l'orthographe phonétique actuelle, dans un compte de décimes de l'Evêché de Léon, « rector de Lanevret debet Capitulo Leonensi, pro synodo de festo Pentecostes, 3 s., la paroisse de Lanevret doit payer 3 sols au chapitre de Léon pour le synode de la Pentecôte ». 1669. — Le procès-verbal de l'installation de Miss. Franç. Corre comme recteur, porte « Lanæuvret » pour le nom de la paroisse (Archives Départementales du Finistère). 1689. — Un acte de vente de la ferme de Keryvon-Bian, écrit « Laneuvret » (Archives de la famille, de M. Isidore Kerdoncuff, maire). 1805. — Nous retrouvons la même prononciation, « Lanæuvret », dans un acte précédemment cité (Contrat de vente de la métairie du Prioldi, le 17 messidor an XIII, Archives de la famille de M. Louis Hamon, de Prioldi).
b) Le parler populaire : De nos jours encore, la prononciation populaire du nom de « Lanneuffret », celle qu'on retrouve en particulier sur les lèvres des vieillards de la paroisse, tel, M. François Kerbaul, né en 1841, au village de Kerarret, — c'est « Lanæuvret ». La diphtongue « æu » est très appuyée avec un son prolongé et très ouvert où se fait sentir assez fortement le v presque comme s'il y avait redoublement de cette lettre. On reconnaît donc là, en tenant compte de la modification de wi en ü que présumait M. Loth, le nom de la paroisse tel qu'il est transcrit au Cartulaire de Landévennec, c'est-à-dire voici plus de mille ans, en 955 : « Lan-Wiwreti, Lanæuvret ».
4° Enfin, la tradition locale vient aussi apporter son attestation. Le doyen d'âge de la paroisse, déjà nommé, M. Kerbaul, affirme tenir de sa grand'tante paternelle, Françoise Morvan, née en 1786, au même village de Kerarret, « qu'il y a eu jadis des moines à Lanneuffret ».
Conclusion.
Tant d'indices concordants resteraient chose inexplicable, s'il n'était pas admis dès les origines, à Lanneufret, un prieuré et une résidence de Bénédictins. Ecarter une charte ne suffit pas pour nier un fait que tout, in concreto, proclame. Le fond de la notice XXXVIII du Cartulaire de Landévennec, que rejette M. Latouche, reçoit sa pleine vraisemblance de tous les souvenirs que nous venons de relever et de rassembler. Le sol et les pierres, le langage et les traditions des peuples sont aussi des documents. N'a pas complètement fait oeuvre d'histoire, qui ne les a pas consultés.
(Abbé J.-M. GUEGUEN, ancien Recteur de Lanneufret).
André J. Croguennec - Page créée le 19/12/2021, mise à jour le 19/3/2022. | |