blason de La Roche

Le vitrail de l'église Saint Yves par Jean Feutren

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L'abbé Jean Feutren est né à Gouézec le 15 novembre 1912, et décédé à Morlaix le 1er mai 1990. Après des études supérieures poussées, il devient enseignant de physique-chimie au grand séminaire du Kreisker à St-Pol, puis recteur à Roscoff (1962-1977) et à Pleyber-Christ (1977-1987). Il est connu, entre autres choses, pour avoir été un historien remarquable de ces deux paroisses pendant les périodes où il y fut affecté.

Quand il était recteur de Pleyber-Christ, il ne s'est pas borné à l'étude de sa paroisse, ses recherches le menèrent à s'intéresser à la grande route de Morlaix à Brest, construite au 18è siècle sous la houlette du Duc d'Aiguillon. C'est ainsi, qu'en s'approchant de La Roche-Maurice, il nous décrivit avec son ami François Gaouyer, dessinateur de talent, le pont sur le Dourig Kamm et sous la route abrupte qui mène depuis le pont de La Roche vers le monastère de Kerbénéat. Il nous rappela, s'il en était besoin, que cette route, bien que toute droite, n'est pas une "voie romaine" puisqu'elle a été construite en plein 18è siècle.

Le voici, maintenant, qui s'intéresse à la grande verrière en notre église paroissiale... et avec quel talent et quelle érudition !!!

Son étude, reproduite plus bas, a été publiée par Le Télégramme dans une suite d'articles, tout au long de 17 numéros, pendant les mois de février et mars 1972.
Sa diffusion par le journal était constituée de deux publications parallèles : 1. Un texte général sur l'histoire technique et artistique du vitrail. 2. Des photos de chaque scène représentant la passion du Christ avec des explications d'après les évangiles.

1. Le texte général :

Pour les photos, j'ai préféré des photos prises directement devant
le vitrail, plutôt que des copies des pages du journal.

 

J'ai fait suivre l'étude de Jean Feutren de quelques commentaires
et de documents complémentaires qui montrent
la pertinence de son texte.

2. Scènes de la Passion et de la Résurrection de Notre Seigneur Jésus Christ :

Description du vitrail par Jean Feutren dans Le Télégramme

Un vitrail célèbre :

Un vitrail célèbre :

Nous vous proposons partir d'aujourd'hui, une série de photos de l'abbé Feutren sur le vitrail de La Roche-Maurice. Les scènes, au nombre de 15, se lisent de gauche à droite, en montant : l'entrée à Jérusalem ; la cène ; le lavement des pieds ; Jésus à Gethsémani ; l'arrestation de Jésus ; Jésus devant Caïphe ; Jésus tourné en dérision ; la flagellation ; le couronnement d'épines ; Ecce Homo ; Pilate livre Jésus à la mort ; le portement de croix ; la crucifixion (3 grands panneaux) ; la mise au tombeau ; la résurrection. Dans le tympan se voient 14 blasons, ceux des Rohan avec leurs alliances.

La Passion et la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ.


Nous souhaitons fort que les Bretons prennent aux grandes oeuvres d'art de leur province l'intérêt que leur portent les connaisseurs du dehors. Ils se doivent ainsi de se rendre à la Roche-Maurice, auprès de Landerneau, pour y découvrir, entre autres beautés, le célèbre vitrail de la passion. Leurs yeux ne s'en détacheront plus.

* * *

Un vent de surenchères emportent les modernes à la recherche impatiente d'une stricte fonctionnalité des édifices. Ainsi à leur sentiment, le vitrail n'aurait d'autre office que de dispenser judicieusement lumière et couleurs. Aussi, pour l'instant, répugnent-ils au figuratif.

Nos anciens, à la grande époque gothique de la Bretagne (XVè et XVIè) en jugeaient autrement. Ils ont percé dans le chevet de leurs églises et chapelles d'immenses fenêtres à meneaux au-dessus du maître-autel. La célébration eucharistique se déroulait ainsi dans le contre-jour gênant du vitrail. Nos anciens ont pris le parti de passer outre et de braver le bon sens optique. Peut-être y furent-ils contraints par des nécessités techniques. Nous pensons plutôt qu'ils se sont saisis avidement, comme d'une aubaine, de cette grande surface lumineuse cloisonnée pour se mettre sous les yeux des images de l'univers qui emplissait leur coeur et avait nom Jésus-Christ.

Aussi bien le retour du goût au début du XVIè siècle pour les couleurs chaudes, étoffées et profondes, a-t-il apporté un sérieux correctif au parti architectural de la maîtresse-vitre, en atténuant le contre-jour. Lorsque, de surcroît, comme à La Roche-Maurice et en d'autres lieux de Bretagne, le choix s'est porté, pour cette vitre, sur la Passion, alors se réalise dans l'art chrétien la plus noble illustration qui s'y rencontre de l'Eucharistie, comme Mémorial de la Passion et Résurrection de Jésus-Christ.

Plus encore peut-être que nos calvaires de pierre, ces autres calvaires de lumière dressés au-dessus de l'autel de l'Eucharistie sont-ils la contribution la plus précieuse de la Bretagne à l'expression de la foi.

Cette conviction nous incite à donner à cette composition historiée le titre glorieux solennel de "La Passion et la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ".

* * *

Pour ne point allonger démesurément notre présentation du vitrail de La Roche-Maurice, nous renvoyons les lecteurs aux mémoires de M. Couffon où sont étudiées cette vitre et celles qui lui sont apparentées. Le travail a paru dans les "Mémoires de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Bretagne" (1945). Ce volume est encore disponible. Nous ajouterons une pièce majeure qui a échappé à la perspicacité de l'auteur : la grande vitre de Saint-François de Morlaix. Quelques scènes ou débris de scènes insérés dans la mosaïque actuelle permettent d'affirmer sans hésitation que ce vitrail imposant fut originairement consacré à une composition très proche de celle de La Roche et de même distribution.

La fenêtre de La Roche est divisée par de fins meneaux en cinq lancettes dont la largeur varie entre 61 centimètres et 58 centimètres. Ces différences légères tiennent à l'épaisseur des joints de ciment qui maintiennent les vitres et en assurent l'étanchéité. La largeur de l'ouverture est de 3,50 m.

Une plinthe, haute de 21 cm, court en dessous des scènes du registre d'en bas dont la hauteur est de 111 cm, le dais compris (20 cm). Le deuxième registre est haut de 122 cm. Un calcul donne au grand registre de la Crucifixion, une hauteur de 2,22 m. et au tympan supérieur 2,15 m. La hauteur totale serait ainsi de 6,90 m.

Selon un relevé réalisé en 1869, en vue d'une restauration complète, les parties conservées couvraient 15,39 m2 et la surface à refaire 5,66 m2. La superficie totale vitrée serait donc de 21,05 m2.

Première scène : Jésus fait son entrée solennelle dans sa ville

Première scène : Jésus fait son entrée solennelle dans sa ville

Jésus sait que son heure est proche. Mais avant que ne tombe sur lui cette horrible nuit, il lui faut encore se soumettre à l'enthousiasme des disciples et des pélerins venus en foule pour célébrer la Pâque. Le Père en a décidé ainsi, par le truchement du prophète Zacharie : "N'aie pas peur Jérusalem, voici que ton roi vient, assis sur l'ânon d'une ânesse".

Et Jésus y consent. Il se fait amener un petit âne et s'assied dessus. Le cortège avance, grossi peu à peu des pélerins descendus à sa rencontre. La foule agite des palmes, étend sous les pas de Jésus des branches d'arbres et des manteaux. Dans leur joie, ils acclament "Celui qui vient au nom du Seigneur".

Porté par l'allégesse populaire, Jésus entre dans la ville et monte vers la maison de son père. Les heures du Temple sont comptées, Jésus fait ses longs adieux à la "Maison de Prière".

Pendant ce temps, les politiques de tout poil, Romains et Juifs, enragent, se concertent et, pour une fois, parviennent à s'entendre : "Cet homme doit mourir. Il est temps !"

La Passion ainsi commence au sein de l'allégresse.

Une inscription en minuscules gothiques (1 x 6 cm), placée dans la plinthe de la cène date clairement le monument. Nos tenons à le repoduire pour que tous les lecteurs disposent d'un document de référence, singulèrement les connaisseurs. Les transcriptions qu'en donnent les ouvrages, en effet sont gravement infidèles et poussent aux contresens. Ainsi l'étude précitée de M. Couffon, ainsi encore le "Répertoire des Eglises et Chapelles du diocèse de Quimper et de Léon (1959), qui se trouve entre les mains de tous les vrais amateurs. Ici l'on a même sauté le mot "fabrique".

Nous pensons que bon nombre de nos lecteurs nous sauront gré de leur proposer une lecture plus accessible de cette inscription ; nous la donnons en minuscules.

" En l'an mil cinq cents (Vcc et non VCC) trente neuf fut fet cette vitre et estoet (étaient) de fabrique por (pour) lors allen. Joce 'L.S."

Comme bien d'autres parties du vitrail, l'inscription a dû être reconstituée à partir de débris que l'on a "recollés" de son mieux par du plomb de casse, comme dit l'homme de l'art. Un ou deux points séparaifs (.) ont pu disparaître dans l'opération.

L'on a prétendu parfois découvrir dans Allen Joce, le nom du verrier. C'est faire bon marché du point séparatif et surtout de la référence à "de fabrique pour lors". Quand donc un historien de l'autorité de Marcel Aubert écrit page 88 de son livre "Le vitrail en France" (1946) : "En bas, à droite, une courte inscription donne la date : 1539, et le nom du peintre verrier Allen Joce", on peut être assuré que l'auteur ici ne rédigeait pas les yeux fixés sur des documents photographiques. Il se fiait peut-être à sa mémoire qui l'aurait même trompé sur le côté, car il s'agit, en fait, de la gauche. Plus probablement il reprenait les conclusions d'autres auteurs. C'est ainsi que se font les bévues, en répétant de confiance les allégations des bons auteurs.

L'expression "De fabrique pour lors" est une formule consacrée pour introduire les noms des honorables paroissiens, en général deux, qui passaient commande d'un travail pour un édifice religieux en vertu de la charge - c'en était une - qui leur avait été confiée d'administrer les biens de cette église. La "Fabrique" était la fois l'ensemble des biens et l'organe de leur gestion. En 1539, les deux sieurs s'appelaient Allain et Joce. Les fouilleurs d'archives s'inquièteront de contrôler notre interprétation. Nous invoquerons à l'appui de cette lecture la belle plaque de kersanton, sculptée en relief, qui garde mémoire de la fondation de l'église de Rumengol. L'inscription est rédigée en majuscules gothiques ornées ; elle est placée à gauche du portail sud. Le document est contemporain (14 mai 1536) du vitrail de La Roche (les mots de "fabrique" et "lors" viennent en conclusion, précédés des deux noms habituels avec les prénoms).

A l'époque, l'orthographe des noms de famille n'était pas fixée. Elle ne l'est pas encore aujourd'hui, dans l'usage courant du moins. C'est ainsi qu'à notre plus grand amusement, nous voyons estropier régulièrement notre propre nom. L'orthographe ancienne était phonétique. Il ne faudrait pas croire ainsi que Inison, de Rumengol, fût un autre que M. Inisan, comme on le transcrit dans le "Répertoire". De même Allen doit s'écrire Allain, en écriture d'aujourd'hui.

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Le seul élément qui nous semble faire question dans l'inscription de La Roche, est le groupe de deux lettres finales L.S., alors que l'inscription est peinte en minuscules d'imprimerie avec une régularité qui paraît dénoter l'emploi de pochoirs, les deux lettres finales ont l'irrégularité d'une écriture cursive et d'un paraphe. Aussi bien sont-elles en majuscules. Le point qui les précède est certainement un point final. Il a la forme d'une croix. L'encre de L.S. est délavée ; elle a coulé tout contre le S. On croire lire un O pâle. On dirait la mise en oeuvre d'une idée, tardivement venue au vu du vide qui suivait l'inscription. Ces lettres sont précieuses, mais elles n'embellissent certes pas le document.

A la suite de M. Couffon, nous verrions dans L.S. les initiales du verrier lui-même, son paraphe. Selon cet auteur, il pourrait s'agir d'un certain Laurent Sodec, connu par ailleurs comme exerçant le métier de peintre-verrier, à Quimper, en 1514.

Par ailleurs, M. Couffon a cru retrouver ces initiales sur le galon de la manche de Joseph d'Arimathie, le cavalier qui est au premier plan, à droite de la crucifixion. Une projection fort agrandie de ce personnage nous a convaincu de l'absence de ces lettres.

Deuxième scène : Jésus offre à ses disciples son repas d'adieu  Deuxième scène : Jésus offre à ses disciples son repas d'adieu

Nous appelons la Cène le dernier repas que Jésus prit avec les siens. Le mot est d'origine latine, Coena. Le breton Koan, de même racine, a gardé encore l'acception de "repas du soir qui regroupe la maisonnée autour du chef de famille". Autrefois, les artistes ne cherchaient pas fébrilement à innover. Ils se contentaient, le plus souvent, de reprendre une disposition traditionnelle. Ainsi, le rôle de premier plan que tient le Judas de La Roche se trouve communément dans les oeuvres antérieures à celle-ci. L'apôtre félon, à droite, habillé de bleu, dévisage le Maître, mais non sans inquiétude, car il se sent démasqué. Jésus, tristement, baisse les yeux. "Ce que tu as à faire, fais le vite !" Et Judas s'enfoncera dans la nuit.

Le thème de la trahison était dramatique à souhait pour les artistes, comme pour les prédicateurs. La plupart s'y sont attardés avec tant de complaisance qu'ils se sont écartés de l'intention profonde des évangélistes. Ceux-ci voulaient souligner à l'adresse des chrétiens, l'institution par Jésus de l'Eucharistie, qu'eux-mêmes célébraient en mémoire de lui. La Cène est le premier repas de la nouvelle alliance dans le corps et le sang de Jésus. Le traître n'est plus là. La Cène, ainsi, prend la suite, en l'abolissant du culte judaïque de l'agneau pascal qui lui servit de cadre et y préluda. Ici, elle n'est que suggérée et c'est par l'allusion au Christ, Agneau de Dieu, que les croyants perçoivent en l'agneau pascal déposé sur le plat.

Plus que de connaître le nom de l'atelier breton qui a réalisé le travail, ou des honorables fabriciens qui en ont passé commande ou, encore, des donateurs qui l'ont financé, pour une part du moins, il nous plairait surtout d'identifier l'artiste qui a conçu la composition et dessiné le carton. Aujourd'hui nous tenons, en effet, à honorer la propriété artistique. Nos anciens n'eurent pas ce scrupule, pour eux l'honneur revenait d'abord à l'acquéreur.

Les archives ont disposent les chercheurs n'ont pas livré, pour l'instant, le nom de cet artiste. Mais le dépouillement systématique de nos archives est à peine entamé. Ce sera l'affaire de l'Université du Ponant. En attendant d'éventuelles découvertes, les auteurs reprennent à leur compte les conclusions de M. Couffon sur la dépendance de ce vitrail à l'égard de la vitre voisine de La Martyre.

Cet érudit pense avoir établi l'antériorité de celle-ci. Il a lu, en effet, une double inscription sur le galon du manteau de Joseph d'Arimathie, le cavalier de droite dans la crucifixion de La Martyre. Sur la partie verticale du galon se lit, de haut en bas, le début de la salutation à Marie, rédigé en caractères gothiques majuscules trop irréguliers pour avoir été peints à l'aide de pochoirs : "Ave gracia plena". Nous pourrions apporter à nos lecteurs la confirmation photographique de cette lecture. La partie horizontale porterait, selon M. Couffon, un mot en grandes lettres étalées irrégulièrement : "Jost". Le mot serait surchargé en bas de deux petites inscriptions, dont une date, 1535 ; l'autre étant, selon l'auteur, le monogramme de ce Jost, en qui il voit l'artiste. Il s'agirait, selon lui, d'un célèbre graveur flamand, Jost de Negker dont la production est contemporaine de la date relevée sur le galon.

La vitre de La Roche présentant de grandes ressemblances avec celle de La Martyre, singulièrement dans la crucifixion, une conclusion semble se dégager tout naturellement du rapprochement des dates, en fournissant la verrière elle-même de La Martyre, et sa soeur de Daoulas, disparue, Jost de Negker serait devenu, sans le vouloir, ni même le savoir, le père d'un grand nombre de crucifixions dans le Finistère. Encore une fois, nos artistes locaux n'auraient été que des imitateurs plus ou moins habiles.

* * *

Tel est le sentiment de M. Couffon et nous inclinerions à le suivre. Mais nous nous défions fort des belles constructions de l'esprit. Les bévues des gens de métier sont incalculables ; citons en deux, monumentales, qui viennent à notre sujet. Lors du congrès archéologique de France, qui se tint à Vannes et Brest en 1914, Lécureux donnait la date de 1529 au vitrail de La Roche. La même date est reprise par Waquet dans le bulletin de société archéologique du Finistère (1920). Que peuvent signifier dans de telles conditions, des recherches en paternité artistique ?

En toute chose, il est bon d'y aller voir soi-même. Nous y trouvons, quant à nous, un motif de satisfaction, mais aussi le moyen de mettre sous les yeux d'un chacun les documents dont les spécialistes se font bien souvent une chasse gardée. Or, à La Martyre, l'inscription du galon horizontal du manteau d'Arimathie est fortement encrassée. Peut-être aurons-nous la chance, une matinée bien ensoleillée, d'en tirer un document convaincant. A défaut, il faudrait grimper tout là-haut sur une échelle, en se faisant aider par des initiés qui auraient, de surcroît, une très bonne vue.

La lecture de M. Couffon fût-elle confirmée de tous points ; il resterait à l'interpréter. Nous n'en sommes pas là. Aussi bien, le vitrail de La Martyre, dans sa distribution actuelle en trois fenêtres, comme dans sa facture, pose-t-il des problèmes difficiles.

Nos deux vitres, à tout le moins, sont soeurs. Nous les associons en une même ferveur.

Troisième scène : Jésus lave les pieds à ses disciples

Troisième scène : Jésus lave les pieds à ses disciples

La scène du lavement des pieds prélude dans l'évangile de Jean à la passion de Jésus. Elle nous livre le sentiment dans lequel le maître affronte la mort et la signification qu'il lui donne. Un prologue, bref et majestueux comme l'éclair, illumine un instant la nuit qui avance et rend aux événements qui vont suivre leur véritable relief qui avait échappé aux hommes : "Avant la fête de la Pâque, sachant que son heure était venue pour passer de ce monde vers le Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à l'extrême" (chap. 13, verset 1). Tout est dit ici : que Jésus a l'initiative de ce qui va "lui arriver" ou qu'il aura à "subir", que sa mort, malgré les apparences, est son entrée dans la gloire du père et qu'un seul sentiment l'occupe durant ces heures, un amour sans réserve pour le Père et pour les hommes.

Jésus se lève de table et se met en tenue de serviteur. A ses disciples interloqués, il impose de se soumettre à son geste insolite de tendresse, "Tu n'y comprends rien, dit-il à Pierre. Tu comprendras plus tard !". Il aime les siens jusque-là, jusqu'au bout. "Le propre de l'amour est de s'abaisser", commentera Thérèse de Lisieux.

A cette révélation de la tendresse de Jésus se superpose une leçon de morale : "A votre tour, aimez les autres jusqu'au bout ; c'est tout votre office de chefs".

Nous ne sommes pas le seul à nous tenir au doute méthodique sur l'attribution de cette composition à Jost de Negker. Dans l'ouvrage collectif "Le vitrail français", paru en 1958, M. Jean Lafond fait des réserves lui aussi, sur cette attribution (p. 236). Cet auteur remet en cause, par ailleurs, l'opinion qui tendait à s'accréditer de l'influence de notre composition léonarde sur deux vitraux assez éloignés de leur berceau supposé : à Saint-Venerand de Laval et à Notre-Dame (1891) de Sablé, dans la Sarthe. En réalité, la "Passion" de Laval a été commandée à Rouen, en 1521, et la "Crucifixion" qui en forme le centre est la réplique exacte de celle de l'ancienne église Saint-Jean de Rouen. Tout comme les clochers bretons, les "Passions" bretonnes seraient-elles d'origine normande ? Ne nous hâtons pas de l'affirmer puisque le vitrail de Sablé est plus vieux encore d'une vingtaine d'années et que sa filiation demeure inconnue" (p. 235). Quelques pages plus haut (p. 215), Lafond avait noté : "La grande "Crucifixion" de l'ancienne église Saint-Jean de Rouen, qui vient d'être remontée dans une fenêtre de la cathédrale d'York, compte parmi les meilleurs ouvrages de la "suite" d'Arnoult de Nimègue. Elle était si admirée qu'un négociant manceau en commanda une réplique pour sa paroisse Saint-Vénérand de Laval, en 1521". Le peintre-verrier hollandais Arnoult travailla beaucoup à Rouen, aux toutes premières années du XVIè siècle.

A notre sentiment aussi, les vitres de Laval et de Sablé révèlent un parti assez différent de celui de La Roche, et bien moins heureux que ce dernier. A Sablé, par exemple, la "Crucifixion" est encadrée en U d'un liseré de onze scènes ; elle prend les 3/4 de la hauteur, soit les 9/20 de la surface, contre 6/20 environ à La Roche.

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Si l'on n'est pas encore parvenu à faire la lumière sur les auteurs des vitres de La Martyre et de La Roche, l'accord, par contre, se réalise sur les influences stylistiques qui ont marqué ces auteurs. Le dosage de ces influences communes n'est pas identique dans les deux oeuvres. Nous nous en tiendrons au vitrail de La Roche, dont l'attribution à un atelier breton nous paraî assurée.

Des non-initiés, eux-mêmes, sont frappés par une double caractéristique de ces peintures. Les visages, d'une part, sans carnation, sont fortement modelés et soulignés d'ombres ; les chevelures et les barbes sont vigoureusement tressées. Au premier abord, des enfants y verraient des caricatures. La technique du verrier s'inspire de celle du graveur et c'est sans doute d'estampes que l'artiste breton s'est servi. L'on ne peut s'empêcher, devant ces visages, d'évoquer les gravures du très célèbre peintre et graveur allemand Albert Dürer (1471-1528).

L'on sait, par ailleurs, le rôle capital qu'ont joué les graveurs anversois, dont Jost, dans la diffusion en Europe des estampes qui reproduisaient les tableaux célèbres de ce début du 16è siècle. Il s'agissait là d'un commerce comme les autres, et singulièrement fructueux dans nos pays, avides alors de dévotions. L'influence italienne suivra, le siècle avançant : les visages deviendront plus plaisants pour la sensibilité commune. Peu à peu, nos crucifixions bretonnes, allemandes au départ, vont s'italianiser : le thème ainsi se rénovait et atteignait à une nouvelle beauté. En reprochant à la vitre de Gouézec (1571) son absence de modelé, M. Couffon se montre trop sévère : le modelé n'est plus allemand, ni du type gravure, il est devenu italien et du type peinture. Aussi bien, tous nos classements, esthétiques ou non, qui supposent une appréciation subjective, ne peuvent prétendre à exiger la créance.

Cette influence italienne, elle-même plus tardive de peu, s'est exercée aussi par le détour des graveurs allemands et néerlandais. Marcel Aubert ("Le vitrail en France", p. 86) écrit que c'est "à travers l'école néerlandaise que les peintres verriers bretons connaîtront l'art italien".

Avant de passer à la deuxième influence, qui s'est exercée sur les peintures de La Roche, et qui est flamande, nous aimerions mettre nos lecteurs en garde contre la tentation de réduire à l'influence du seul atelier léonard les traces d'art allemand qu'ils croiraient déceler dans nos vitraux, par exemple à Ergué-Gabéric ou à Saint-Nic (les Saintes femmes de la descente de croix, à gauche). Il y aurait dérèglement de l'esprit à vouloir tout réduire à l'unité ; les spécialistes, en toutes disciplines, feraient bien de s'en souvenir aussi.

Quatrième scène - Jésus au creux de l'angoisse

Quatrième scène - Jésus au creux de l'angoisse

"L'angoisse l'ayant envahi, Jésus priait de façon plus instante". Le mot grec de saint Luc, "agonia" (angoisse), employé cette unique fois dans tout le Nouveau Testament, est devenu le terme consacré de la langue religieuse française pour évoquer la détresse morale de Jésus au jardin (du mont) des Oliviers ou Gethsémani.

Pascal y a recours. "Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là".


La pensée devient intolérable à Jésus de ce torrent de tortures, de mépris et de lâchages qui, dans un instant, va déferler sur lui et le rouler impitoyablement dans le gouffre horrible de la mort. Déjà l'ami félon s'apprête à pousser le portillon et le flot dévastateur à s'y engouffrer.

Tel un homme perdu qui réclame sa mère, Jésus réclame son père : "Abba ! (papa) emporte loin de moi cette coupe (d'horreurs)". La coupe ne sera pas enlevée, mais le Père, par un ange, rendra le courage son Fils. Jésus est prêt désormais : il fait face.

 

L'emprise de l'art des Flandres est sensible surtout dans le rôle étendu que tiennent les draperies, les tentures et les tissus d'ameublement. Les étoffes recouvrent les emmarchements des sièges officiels mas s'étalent aussi sur les sièges plus modestes. Le tombeau où l'on s'apprête à déposer les corps de Jésus est traité en chambre mortuaire avec un lit de parade tout revêtu de damas vert. Dans la scène supérieure, Jésus sort du tombeau, traité cette fois en sarcophage habillé du même damas ; le Seigneur pose les pieds sur un tapis identique.

Les costumes ne sont point en reste sur l'ameublement. Dans l'ensemble, ils sont confectionnés en drap épais, souvent damassé et enrichi parfois de brocarts, comme la robe de la sainte femme dans la mise au tombeau, Madeleine sans doute, comme aussi le manteau de cérémonie de Joseph d'Arimathie dans la scène de la crucifixion.

* * *

Jusqu'aux dernières années du XVè siècle, les scènes de nos vitraux étaient surmontées de dais gothiques ornementaux. Les meneaux eux-mêmes faisaient parfois fonction de baguettes d'encadrement vertical ; il arrivait alors que l'on soulignât d'un liseré clair la ligne grise des meneaux. En certains cas, le liseré, toujours grêle, s'articulait comme une colonne au dais et transformait ceui-ci en baldaquin. Le procédé n'était pas seulement décoratif ; il était aussi à cette époque du XVè siècle, un marque d'honneur pour les peronnages que le dais abritait.

A la cathédrale de Quimper, qui conserve le plus bel ensemble breton de ces vitraux, les personnages ne sont pas tous des saints ; un grand nombre sont des donateurs. Cette collection de tableaux est, de ce fait, une précieuse galerie de portraits ; des modernes y verraient sans doute aussi un assez vain étalage de la gloriole humaine.

Nous avons perdu la plupart des vitraux qui ont meublé nos églises et nos chapelles au XVIè siècle. Aussi ne pouvons-nous suivre à la trace l'extension en nos régions des motifs élaborés par la Renaissance italienne. Nous ne nous trompons pas beaucoup cependant en voyant dans le dais de La Roche l'une des premières expressions du goût nouveau en notre région. Aussi bien s'est-il profondément transformé entre les mains des "transitaires" flamands. Le dais est, en effet, richement ciselé et agrémenté de fleurettes. Ses deux courbes viennent s'appuyer sur un pendentif central opulent ; de part et d'autre de celui-ci pend un guirlande fleurie ; le plafond acquiert ainsi de la profondeur. Le motif du dais n'a plus rien d'architectural ; il est devenu une pièce cossue d'ameublement. De l'inspiration antique qui marque la renaissance italienne, il reste peu de détails, seulement peut-être ce haut de visage macabre, qui semble surgir du pendentif et nous fixe intensément de ses orbites vides. Bientôt, ce visage aura tout dévoré ; il deviendra alors un motif ornemental de la prédilection durant toute la renaissance bretonne.

Hideux parfois comme un masque, frais le plus souvent comme un visage d'enfant, on le trouve partout, dans la pierre et dans le bois, à l'église aussi bien que dans les maisons. Le mobilier breton ne fut d'ailleurs pas le seul à recourir à ce motif ornemental. Lors de la récente exposition de la tapisserie David et Bethsabée au Grand Palais, nous l'avons relevé sur cinq meubles XVIè siècle que le musée de Cluny avait insérés dans la suite des tapisseries.

Ici encore l'évolution est allée dans le sens d'une croissante italianisation. Mais le dais lui-même ne tardera pas à disparaître de nos vitraux comme il disparaît des vitres champenoises. Les trois fenêtres de Saint-Herbot, dans le Finistère, sont contemporaines et de 1556. Le martyre de saint Laurent a des dais, le vitrail de saint Yves a trois baldaquins. Mais la vitre centrale, consacrée à la Passion, et démunie de tous ces décors. Par contre, chaque scène a sa légende. Ce parti, courant encore aujourd'hui en région troyenne, est peu représenté dans ce qui nous reste des vitraux bretons.

N.B. - On aura relevé sur le présent document photographique les fautes graves commises par le restaurateur de Pierre et de Jean : ni les visages ni les costumes n'ont été respectés. En outre, de Pierre, qui dort, on a fait un homme sur le qui vive, prêt à dégainer.

Cinquième scène : Jésus est livré par l'un des siens

Cinquième scène : Jésus est livré par l'un des siens

L'homme qui livre à l'ennemi, le traître, respire, le Maître s'est laissé prendre au piège ; il est cerné, sans défense. Il ne peut plus échapper désormais : alors Judas embrasse Jésus. L'horrible scène d'un homme qui dévore du regard sa proie humaine ! Jésus se détourne du monstre mais il trouve encore assez de pitié, de tendresse même pour faire, à son ami, un reproche : "Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'Homme".

Pierre, l'impulsif, reniera, lui aussi, le Maître. Mais "s'étant retourné, le Seigneur regarda Pierre... et Pierre, sortant dehors, pleura amèrement".

Sixième scène : Jésus est soumis à un interrogatoire par Anne

Sixième scène : Jésus est soumis à un interrogatoire par Anne

L'artiste, non plus que les sculpteurs de calvaires, n'a mis en cause la séquence traditionnelle des scènes qui vont de l'Interrogatoire (6è) au Lavement des mains (11è). Les anciens étaient attachés à cette chronique qui, à leurs yeux, était vraie. Aujourd'hui les exégètes n'en conviendraient pas. Mais il importe peu pour l'artiste et le contemplatif ; leur regard à tous deux embrasse des ensembles.

D'après saint Jean, les soldats et les valets qui arrêtèrent Jésus le menèrent lié chez Anne, le grand prêtre (honoraire), beau-père du grand prêtre en exercice, Caïphe. Ce personnage important se croit autorisé à mener son enquête personnelle. Mais Jésus, avec une dignité souveraine, refuse de répondre : "Interroge ceux qui m'ont entendu !" Aussitôt un des valets, outré de cette impertinence, lui plaque une gifle. Jésus lui répond : "Si j'ai mal parlé, montre où est le mal ; mais si j'ai bien parlé pourquoi me frappes-tu ?" (Saint Jean, chap. 18). Quel soufflet à l'adresse des puissants et de leurs valets ! Jésus, ici, a un ami et c'est le chien.

L'artiste de La Roche a fait jouer au Vert un rôle capital dans l'équilibre des diverses taches colorées. Ce faisant, il se montre encore une fois attentif aux leçons de l'art flamand. L'oeuvre est picturalement unifiée, à un point tel que les restaurateurs eux-mêmes ont été subjugués et n'ont pas introduit dans cette harmonie de choquantes dissonances. Ils ont commis, certes, bien des fautes de style, que nous elèverons ; du moins ont-ils sauvegardé l'atmosphère de l'oeuvre, son climat.

Sur ce point de la tonalité, un rapprochement avec le langage musical s'impose à nous. Une musique qui approfondit l'être plutôt qu'elle ne l'exalte, qui apaise plus qu'elle n'excite, qui ramène chacun à son propre coeur plutôt qu'elle ne l'en arrache pour l'attirer sur les chemins d'oubli, une telle musique est écrite en Mineur. A La Roche, nous sommes en présence d'une grande oeuvre en mineur.

Pour rester dans la tonalité, l'artiste a veillé à ne faire du jaune d'argent qu'un emploi très parcimonieux : on notera surtout les croix. A la même époque, les ateliers rennais en faisaient, au contraire, grand usage. Aussi leurs oeuvres sont-elles plus chatoyantes : elles sont composées en majeur. Mais il n'est pas nécessaire d'aller aussi loin pour encontrer des oeuvres triomphantes : les scènes de la Résurrection à La Martyre en sont un exemple éclatant, particulièrement réussi.

Le procédé du jaune d'argent avait été utilisé pour la première fois vers 1310, à Paris. Marcel Aubert (p. 43) décrit ainsi sa mise en oeuvre : "On pose au revers, avec un pinceau à poils longs, une couche d'ocre et de chlorure d'argent ; on cuit, on retire à la brisse, la terre d'ocre qui n'était qu'un support. Le sel d'argent s'est imprégné dans le verre qu'il a rendu jaune aux endroits où il était posé : cheveux blonds, nimbes, ...".

L'artiste de La Roche a fait jouer au Vert un rôle capital.

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L'entrée de ces nouveautés étrangères dans notre art du vitrail a-t-elle sonné le glas de la tradition gothique ?

La Crucifixion était une grande nouveauté, certes, et fit rapidement école. Elle semble avoir imposé ses canons, plus ou moins aménagés, à tout ce qui se peindra sur le sujet jusqu'à la fin du siècle. Qu'en sera-t-il au 17è siècle ? Nous ne le saurons sans doute jamais : tout a disparu. Peut-être a-t-on composé alors très peu de vitraux. Le goût inclinait vers l'ameublement.

La tradition, par contre, est largement respectée dans l'ensemble des 14 autres scènes. Leur enchaînement, la répartition des personnages en chacune d'elles viennent du monde gothique, les thèmes aussi. La spiritualité elle-même qui se dégage de la vitre entière nous reporte à la dévotion à la Passion, telle que nous la décrit Emile Mâle. Nous n'avons pas à nous appesantir ici sur cette dévotion en Bretagne. Nous en traiterons incessamment dans une autre publication. Mais nous croyons être utile à nos lecteurs en leur faisant part d'une observation du célèbre historien sur la couleur violette de la robe de Jésus, tradition respectée à La Roche.

"Rien n'est pas surprenant, pour qui étudie les vitraux de la fin du 15è siècle et ceux du 16è, que de voir Jésus-Christ, pendant sa vie terrestre, toujours vêtu d'une tunique violette et, après sa résurrection, toujours drapé dans un manteau du rouge le plus éclatant. Il en est ainsi d'un bout de la France à l'autre. La surpise augmente quand, en feuilletant les manuscrits illustrés, on surprend chez les miniaturistes les mêmes habitudes. Comment expliquer un tel accord ?

Le savant auteur l'explique par des traditions des Mystères et cite à l'appui un manuscrit illustré d'un mystère du 15è siècle (l'Art religieux de la fin du Moyen-Age en France, p. 68). L'argumentation est fragile, mais la conclusion peut être bonne, venant d'un homme de métier, qui sent les choses. La question pourtant reste posée, des raisons qui ont poussé à faire choix de ces couleurs extrêmes de l'Arc-en-ciel pour symboliser les deux états si opposés du Christ. On croit les deviner, mais il faut se défier de nos jugements modernes : les spéculations symboliques de nos anciens nous échappent, comme aussi les contraintes qui leur furent imposées par la pauvreté de leur arsenal de couleurs.

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Nos petits ports bretons, Morlaix, Pennpoule (en Saint-Pol), Roscoff, Le Conquet et peut-être Landerneau, ont eu, dès le début du Moyen-Age, un rôle primordial dans le commerce breton des choses, de idées et des goûts. La côte européenne était au 16è siècle le fief des marchands. L'histoire est à peine ébauchée de cette aventure à la fois maritime, mercantile et culturelle du pays de Léon. L'on n'est pas en mal de thèses dans nos universités.

Septième scène : Jésus est transformé en jouet par ses gardes

Septième scène : Jésus est transformé en jouet par ses gardes

Jésus commence à apprendre ce qu'il peut en coûter à un prisonnier d'être commis à la garde d'hommes de service qui s'ennuient. Le voici enchaîné à trois pauvres diables, qui se seraient bien passés de cette corvée de nuit. Ils n'ont pas d'ordre pour torturer leur client, mais ils se savent assurés de l'impunité. S'ils le frappent, et s'ils s'amusent à ses dépens c'est tout simplement pour se distraire en attendant la relève. Ils ne sont pas plus méchants que les autres ; ce sont les autres, tous les autres, qui sont aussi méchants qu'eux.

Ils emcapuchonnent le visage de Jésus dans un voile et jouent avec lui à la devinette: "Prophète, dis-nous qui t'as frappé ?

Tout comme ses devanciers, l'artiste a fait de ce grand voile opaque un étroit bandeau de tulle. La fonction du poète et du mystique est d'aller au-delà du voile, de révéler le beau visage de Jésus !

Il est bien établi, par ailleurs, que des foires antiques comme celle de La Martyre, attiraient de l'Europe entière, marchands et chalands. M. Couffon, qui est penché depuis tant d'années sur ces divers sujets, écrivait en 1945 : "Suivant le témoignage de l'orfèvre morlaisien Jean Bellec, qui en 1618, déclarait hanter cette assemblée (la foire de La Martyre) depuis dix-huit ans, l'on y trouvait nombre de personnes de toutes qualités, des marchands d'Angleterre, d'Irlande et de Flandres, et on y trafiquait de toutes sortes de marchandises" (article déjà cité, p. 42).

Notre chercheur croit pouvoir conclure son analyse : "C'est donc sans nul doute à La Martyre que René de Rohan et sa jeune épouse Isabeau d'Albret, ainsi que l'abbé Charles Jégou (abbaye de Daoulas) passèrent commande des verrières au bas desquelles ils se sont fait représentés" (ibidem p.42). Le "sans nul doute" nous gêne beaucoup, il eût mieux valu parler de "vraisemblance".

Selon M. Couffon encore, à Daoulas, le panneau du donateur portait les armes de l'Empire (allemand). Ce serait un indice de l'origine allemande de la verrière de Daoulas et pas seulement de son carton. Nous aurions bien voulu vérifier ce détail ! Car nous connaissons deux blasons à aigles, ceux des familles bien implantées à Roscoff en 1554, 1558 : les Bernard (un aigle à un tête), les Marzin (4 aigles à deux têtes, un dans chaque coin de l'écu).

 

La verrière de La Roche est entrée dans sa 433è année. A en juger par son état de conservation, tout à fait exceptionnel, elle fut dans le passé l'objet de soins constants de la fabrique, avant même d'avoir été prise en charge par les Monuments historiques en 1898.

Le souvenir s'est conservé d'un nettoyage après dépose qui fut réalisé pour le prix de 95 livres, en août 1715, par le "vitrier" brestois Bodolec.

La grande épreuve surviendra à la fin du siècle. La Convention, on le sait, entreprit, en 1793, de mettre en oeuvre ce que, depuis nous appelons une "révolution culturelle". De par cette décision, les années 1793-1794 sont entrées dans l'histoire du patrimoine artistique de la France comme les années noires entre toutes.

A La Roche, "on" s'attaqua surtout aux symboles de la noblesse. Les macles ou doubles losanges furent martelés sur le dessus du portail sud. Mais "on" respecta le petit ange saint Michel qui faisait partie de l'écusson. "On" se garda de briser les mêmes macles qui parsèment les colonnes torsadées du même portail. De toute évidence, la municipalité qui était faite de croyants sut opérer un discernement dans les ordres menaçants du district. L'on fut plus servile dans la région saint-politaine, sans doute s'y sentait-on plus surveillé.

Il eût suffi d'un exalté pour consommer le désastre ; il n'y en eut point dans ce petit pays de l'Elorn. La vitre en est la preuve. Le tympan seul fut visé. Il arborait dans un ordre strictement hiérarchisé les blasons des Rohan et de leurs alliances, un par alvéole ou soufflet, au total quatorze. La prééminence y revenait aux Rohan, dont c'était le fief.

A qui fut confiée la basse besogne de casser le tympan ? Comment procéda-t-on ? Nous n'avons pas, quant à nous, la réponse à ces questions. Une chose est certaine : il fallait éviter de toucher à la Passion. L'hypothèse nous a séduit de l'emploi d'un fusil. C'est le haut de la Passion, en effet, qui nous semble avoir le plus souffert, en-dessous des blasons : le Portement de Croix et le Lavement des Mains. On remarque aussi des blessures ponctuelles (4) comme des traces de petits projectiles, dans la partie droite de la Crucifixion.

Mais, peut-être nous laissions-nous égarer par l'anecdote que raconte M. l'abbé Bosson dans une étude sur le vitrail de Gouézec, parue dans le dernier bulletin municipal de cette commune. Le marquis de La Roche (en St-Thois) ulcéré de n'avoir point été autorisé à placer ses armes sur les murs de l'église de Gouézec s'en prit aux familles rivales dont les blasons ornaient la verrière. Dans la nuit du 8 mai 1656, à une heure du matin, deux coups de feu, tirés par ses hommes, firent voler en éclat les écussons arborés.

Comme l'on ne paraît pas avoir été fou à La Roche-Maurice et qu'il fallait songer à vitrer les baies qu'on commencerait par briser le recours à un "échafaud" apparaît l'hypothèse la plus vraisemblable.

* * *

La verrière, privée de son tympan, et blessée ailleurs, de-ci, de-là, restera en cet état de mutilation jusqu'en 1870. L'évêque de Quimper lui-même s'intéressa de près à la restauration ; la fabrique jugeait l'opération trop onéreuse pour ses moyens. Le devis préparé par Rivoalen, de Landerneau, et signé le 9 avril 1869 s'élevait à 3.562 francs dont 168 francs pour l'architecte et 400 francs pour frais de voyage et de pose. Nous espérons bien retrouver ce document.

Une précieuse allusion à l'état du vitrail à cette époque est conservée dans une lettre d'Hippolyte Violeau à sa femme (21 septembre 1852) : "Vitrail encore presque entier. Une partie brisée devait représenter Jésus devant Pilate (ce qu'on reconnait à un individu tenant une assiette... aux mains liées, aux pieds d'un personnage assis sur un siège élevé)" (dossier de la paroisse).

Le tympan fut reconstitué. Nous ne pensons pas qu'il l'ait été à l'identique exactement. Le fond bleu uniforme nous paraît jurer gravement avec l'ensemble. C'est à notre sens, l'erreur la plus grave de la restauration de 1870, qui fut l'oeuvre du verrier parisien Luçon, mandé à cet effet par l'évêque.

Le vitrail fut revu en 1937. Déposé le 17 juin 1942, par crainte de bombardements, il fut placé dans quatre caisses que l'on entreposa dans la chapelle de l'enclos. A l'approche des Américains, en août 1944, les caisses furent mises à l'abri, loin de toute circulation, au Valy Nevez, chez M. Guillou.

La repose se fit du 11 au 29 juillet 1950.

Huitième scène : Jésus est flagellé

Huitième scène : Jésus est flagellé

Tout le corps de Jésus, le visage lui-même, et le dos, qu'on ne peut voir, est lacéré de profondes entailles linéaires, tracées en tous sens. De chacune pendent au bout de leur fil rouge, trois goutelettes de sang. Les instruments du supplice sont,ici, des verges ; plus probalement il furent des fouets à triple lanière de cuir, bien plus terribles.

L'artiste suit la chronologie (et non pas la chronique) de saint Jean. Selon l'évangéliste, dans l'esprit de Pilate, qui l'ordonnait, la flagellation visait à apitoyer la foule hurlante et à obtenir, par là, son agrément pour la remise en liberté de ce prisonnier innocent. Mais un combat pour la justice qui s'ouvre par un crime tourne toujours court, en déroute.

Cette peau trouée de Jésus Christ, labourée de sillons et dégouttante de sang est un spectacle intolérable à l'homme de ce temps, voué au culte de la peau.


 

Neuvième scène : Jésus est traité en roitelet de comédie

Neuvième scène : Jésus est traité en roitelet de comédie

La tache claire de Jésus flagellé qui troue cette composition si profondément colorée, attire le regard, mais non pour l'y fixer comme en son centre. Glissant le long d'un axe sublime, dont cette scène participe, le regard s'élève et se pose sur Jésus en croix.

La piété s'égare, semble-t-il, et, à sa suite, les artistes, lorsqu'elle fait du couronnement d'épines une torture complémentaire de la flagellation appliquée au cuir chevelu. Il tient plutôt d'une mise en scène "gratuite", due à l'initiative des militaires et au cours de laquelle le Roi des Juifs, revêtu de oripeaux de la royauté, est traité en roitelet de carnaval.

Le regard de Jésus est absent, à l'infini. Ce titre de Roi ou Messie, ou Christ qu'on lui reproche d'avoir usurpé et précisément celui-là même qu'il s'est refusé à porter, malgré les sollicitations constantes dont il fut l'objet. Mais pourquoi chercher à détromper ces pauvres soudards étrangers qui n'entendent rien aux affaires des Juifs ? Jésus se tait.

Dixième scène : Jésus est livré au tribunal du peuple

Dixième scène : Jésus est livré au tribunal du peuple

Sommer par les chefs religieux de condamner Jésus, Pilate s'est fait aisément son jugement : le prévenu est innocent des crimes de subversion dont ses coreligionnaires l'accablent.

Mais devat cette foule hostile, Pilate prend peur et n'ose imposer son verdict d'innocence. Il tergiverse et louvoie pour amener cette horde non pas à entériner son jugement, mais du moins à accepter la remise en liberté de leur victime pitoyable.

"Ecce homo !". "Voilà l'homme, votre loque d'homme !". Quel danger pour vous présente-t-il réduit à cet état ?

Pilate pourtant le savait : une foule d'hommes, rameutée par des meneurs, est incapable de sentiments humains. Elle n'est propre qu'à hurler et à se gorger de sang.

Il fallait que Jésus connût les bas-fonds de l'injusice en succombant à l'arbitraire absolu d'un tribunal populaire.

Onzième scène : Jésus n'a plus de défenseur

Onzième scène : Jésus n'a plus de défenseur

Jésus a trouvé en Pilate un défenseur imprévu. Mais qu'attendre d'un haut fonctionnaire qui craint pour sa carrière ? Les chefs religieux s'en aperçoivent ; ils font chanter le procurateur par la menace de le dénoncer à l'empereur pour collusion avec la sédition. Ils jettent à l'assaut la meute hurlante. Pilate capitule, écoeuré. Il se lave les mains du crime que sa seule lâcheté permet aux Juifs de consommer dans la légalité.

Ponce Pilate, pourtant, ne craint pas en d'autres circonstances, de faire charger la foule des dévots par la troupe et de verser le sang abondamment. Aujourd'hui, un seul doit mourir, le juste absolu ; mais c'est pour le salut de la multitude humaine.
 

La moitié supérieure de la composition n'est pas authentique ; le lecteur s'en aperçoit aisément.

Douzième scène : Jésus, chargé de sa croix, est emmené,
pour être crucifié

Douzième scène : Jésus, chargé de sa croix, est emmené,
pour être crucifié

Les évanglistes sont discrets sur le chemin de croix. Deux épisodes seulement y sont relatés : la rencontre des femmes de Jérusalem et la réquisition en cours de route de Simon de Cyrène. Celui-ci revenait des champs ; les soldats lui imposèrent de porter la croix derrière Jésus. Cette décision laisse entrevoir l'état d'épuisement extrême où la flagellation avait réduit le Seigneur, à peine capable de se porter lui-même.
 

La scène est entièrement reconstituée. Le restaurateur de 1870 s'est inspiré du vitail de Saint Matthieu de Quimper ; il s'en est inspiré aussi pour complèter la scène précédente. Au lieu de donner à Pilate le visage qui est le sien dans l'Ecce Homo, il lui donne le profil et la coiffure du Pilate de Saint Mattieu.

Détail de la crucifixion - Marie-Madeleine ou la meilleure part

Détail de la crucifixion - Marie-Madeleine ou la meilleure part
 

Pour juger de l'émeveillement que suscita cette vaste Crucifixion, il nous faudrait, en contre-épreuve, nous la représenter réduite au sixième de sa superficie et ramenée ainsi aux dimensions des autres scènes, comme il en était dans les verrières antérieures. Parmi celles-ci on citerait celle d'Ergué-Gabéric (église de Kerdevot) et la grande verrière de Saint-Nicolas-du-Pelem (22).

Dans l'imagerie ancienne de la Crucifixion, Jésus n'est entouré, le plus souvent, que de sa mère, Marie, et de Jean, le disciple qu'il aimait. L'élargissement de la composition a permis l'insertion de plusieurs thèmes traditionnels. Nous ne retenons que la place de choix faite à Marie-Madeleine.

Comme déjà, dans les fresques de Gioto, au début du 14è siècle, Marie-Madeleine incarne la mystique gothique et sa tendresse franciscaine pour son Seigneur qui meurt d'amour. Elle n'est plus qu'un regard éperdu vers "celui qu'on a transpercé". Nous la retrouverons en cette pose sur bon nombre de nos croix.

Voir la scène de la Crucifixion

 

Treizième scène : Jésus entre ciel et terre

Treizième scène : Jésus entre ciel et terre

"Quand je serai élevé de terre, avait annoncé Jésus, j'attirerai tous les hommes à moi". L'évangéliste Jean commente : "Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir" (Saint Jean - Chap. 12 - Versets 32-33.

Il nous faut écarter ici tout goût pour l'anecdote et le pittoresque. Dans ce grouillement d'hommes et de femmes aux systèmes religieux les plus hétéroclites, nous percevons l'image même de la multitude humaine, sauvée en cet instant par l'amour d'un seul.

Les uns savent et adorent. D'autres ne veulent pas de cet homme, leur main se fait criminelle. "Ils ne savent pas ce qu'ils font", soupire Jésus. La foule et les militaires ne savent rien, ils ne cherchent qu'à vivre heureux.

L'homme de la préhistoire est au grand rendez-vous de l'aventure humaine par le truchement de ce crâne et des ossements, dont on a fait les reliques du vieil Adam.

Le chien, dans le coin, se détourne, écoeuré : il a perdu son ami !

Quatorzième scène : Jésus est enseveli

Quatorzième scène : Jésus est enseveli

Le livre du Deutéronome (ch. 21) interdisait aux Juifs de laisser le cadavre d'un condamné suspendu la nuit à son arbre. "Tu l'enterreras le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu. Ainsi tu ne rendras pas impur ton sol que ton Dieu te donne en héritage" (vers. 22.23).

Débarrassés enfin du "Nazaréen" et impatients d'en rendre grâce à Dieu au cours de la Pâque qui, cette année-là survenait le lendemain, un jour de sabbat, les Juifs demandèrent à Pilate d'achever les condamnés en leur brisant les jambes et d'enlever les cadavres. Ce que firent les soldats aux deux larrons, provoquant ainsi leur asphixie. Mais Jésus était déjà mort. Un soldat voulut s'en assurer et d'un coup de lance lui perça le côté : il en sortit du sang et de l'eau.

Un ami de Jésus, homme influent, Joseph d'Arimathie, obtint de Pilate l'autorisation d'ensevelir Jésus dans un tombeau neuf taillé dans le roc. Joseph est aux pieds, un autre ami de Jésus, Nicodème, est à la tête : il porte généralement la couronne d'épines.

L'heure est à la tristesse, au désespoir. Tout est fini. Ils se retirent.

Quinzième scène : Le Seigneur est ressuscité

Quinzième scène : Le Seigneur est ressuscité

 

Après avoir cheminé avec l'étranger, et l'avoir reconnu à la fraction du pain, les disciples d'Emmaüs s'en retournèrent, le jour même de Pâques, à Jérusalem. Les Onze, et les autres disciples les accueillirent avec ce cri qui traversa les siècles : "C'est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Pierre".

D'autres aussi le virent, et leur témoignage à tous fonde la foi chrétienne au Fils de Dieu, mort pour le péché des hommes, et instauré dans une vie nouvelle qu'il communique à la multitude de ses frères.






Sur cette évocation de ce que serait une verrière moderne de la Passion, nous quitterons les pélerins qui nous ont suivi à La Roche.

Jean Feutren

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 André J. Croguennec - Page créée le 29/10/2022, mise à jour le 19/11/2022.

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