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Les lavandières de la nuit par Emile Souvestre

Les lavandières de la nuit par Yan' Dargent (Musée des Beaux-Arts de Quimper)

Récit du Guissinien 1

1 Kannerez-noz f. -ed Lavandière de la nuit. Cette croyance à des lavandières-fantômes est répandue dans toute la Bretagne, mais surtout dans le Léonnais. Le disreveller qui nous raconta cette tradition avait, comme Sancho Pança, la manie des proverbes ; nous avons conservé ceux que nous nous sommes rappelés et qui ne demandaient pas, pour être compris, de trop longues explications.

Les Bretons sont les fils du péché, comme les autres, mais ils aiment leurs morts ; ils ont pitié de ceux qui brûlent dans le purgatoire et ils tâchent de les racheter du feu d'épreuve. Chaque dimanche, après l'office, ils prient pour leurs âmes, sur la terre où pourrissent leurs pauvres corps.

2 Miz du : nom breton de novembre.

3 La messagère de l'hiver : nom donné à la fête de la Toussaint, on la nomme aussi gouel an holl sent.

4 An ael du ou An ael kornek : l'ange cornu, nom grotesque du diable.

5 Le proverbe breton est plus expressif :
Mab e dad eo Kadiou
Nemed e vamm a lavare gaou.

6 Gardinn les gueux ou les gredins, c'est le nom familier donné dans le Léonnais, aux Normands qui viennent y acheter des chevaux.

7 Avel fall : nom donné par les Bretons à toute influence maligne.

8 Le proverbe breton est mieux formulé :
Pa ne meus mui din-me unan
Emañ va lod e pep unan.

9 Les meuniers passent généralement pour les auteurs des chansons graveleuses.

C'est dans le mois noir 2, surtout, qu'ils font actes de chrétiens. Quand la messagère de l'hiver 3 arrive chacun pense à ceux qui sont allés vers la justice de Dieu. On fait dire des messes à l'autel des morts, on leur allume des cierges, on les voue aux meilleurs saints, on va avec les petits enfants sur leurs pierres, et, après vêpres, le recteur sort de l'église pour bénir leurs fosses.

C'est aussi cette nuit-là que le Christ leur donne quelque soulagement et leur permet de revenir visiter les foyers où ils ont vécu. Les morts sont alors aussi nombreux dans les maisons des vivants que les feuilles jaunes dans les chemins creux. Voilà pourquoi les vrais chrétiens laissent la nappe mise et le feu allumé, pour qu'ils puissent prendre leur repas et réchauffer leurs membres engourdis sous la froideur des cimetières.

Mais s'il y a de vrais adorateurs de la Vierge et de son Fils, il y a aussi des enfants de l'ange noir 4 qui oublient ceux qui ont été le plus près de leur coeur. Gwilherm Postik était de ceux-là. Son père avait quitté la vie sans avoir reçu l'absolution, et, comme dit le proverbe Kadiou est toujours le fils de son père 5. Aussi n'était-il occupé que de plaisirs défendus, dansant pendant l'office, quand il le pouvait, et trinquant pendant la messe avec les gueux 6 acheteurs de chevaux. Dieu n'avait pas manqué cependant de lui envoyer des avertissements. Il avait vu frapper du mauvais air 7, dans la même année, sa mère, ses soeurs et sa femme ; mais il s'était consolé de la mort des premières en recueillant leur héritage, et, quant à Katell, il avait dit comme tous les veufs débauchés :

Si je n'ai plus de femme à moi,    
Celles des autres sont mon droit.
8

Il avait agi selon son dire.
Le recteur avait beau l'avertir au prône qu'il était une pierre de scandale pour toute la paroisse. Loin de corriger Gwilherm, cet avertissement public n'avait eu pour résultat que de le faire renoncer à l'église, comme il était facile de le prévoir, car ce n'est pas en faisant claquer le fouet qu'on ramène un cheval échappé ; aussi se mit-il à vivre plus à son aise que jamais et sans plus de foi ni de loi qu'un renard de taillis.

Or il se trouva dans ce temps-là que les beaux jours prirent fin et que la fête des morts arriva. Tous les gens baptisés mirent leurs habits de deuil et se rendirent à l'église afin de prier pour les trépassés ; mais Gwilherm, lui, revêtit ses habits de fête et prit la route du bourg voisin où se réunissaient des matelots sans religion et des filles sans honneur.

Tout le temps que les autres employaient à soulager les âmes en peine, il le passa, dans cet endroit, buvant du vin de feu, louant avec les matelots et chantant aux filles des rimes composées par les meuniers 9. Il continua ainsi presque jusqu'au milieu de la nuit et ne songea à s'en retourner que quand les autres se sentirent fatigués du péché. Lui, c'était un corps de fer pour le plaisir, et il quitta l'auberge le dernier, aussi ferme et aussi dispos qu'au moment où il était entré.

Seulement, il avait le coeur chaud de boire. Il chantait tout haut, par les routes, des chansons que les plus hardis disent ordinairement tout bas ; il passait devant les croix sans baisser la voix et sans ôter son chapeau, et il frappait, à droite à gauche, les touffes de genêts avec son bâton, sans avoir peur de blesser les âmes qui remplissaient, ce soir-là, les chemins.

Il arriva à un carrefour où se présentaient deux routes conduisant à son village. La plus longue était gardée par la protection de Dieu, tandis que la plus courte était hantée par les morts. Bien des gens, en la traversant la nuit, avaient entendu des bruits et vu des choses dont on ne parlait que lorsqu'on était plusieurs et à portée du bénitier ; mais Gwilherm ne craignait que la soif et les filles laides ; il prit donc la route la plus courte, en faisant résonner ses galoches sur les cailloux du chemin.

Cependant la nuit était sans lune : les feuilles couraient emportées par le vent, les sources coulaient tristement le long du coteau, les buissons frissonnaient comme un homme qui a peur, et, au milieu de ce silence les pas de Gwilherm retentissaient dans la nuit comme des pas de géants ; mais rien ne l'épouvantait et il marchait toujours.

En passant près du manoir ruiné, il entendit la girouette qui lui disait :

- Retourne, retourne, retourne !

Gwilherm continua son chemin. Il arriva devant la cascade, et l'eau murmura :

- Ne passe pas, ne passe pas, ne passe pas !

Il posa son pied sur les pierres polies par la rivière et la traversa. Comme il atteignait un chêne vermoulu, le vent qui sifflait dans les branches répéta :

- Reste ici, reste ici, reste ici !

10 Air d'une chanson très connue :
Koantik eo Marionik / Koantik ha delikat / Ruz evel eur rozennik / Ha glas he daoulagad

11 L'Ankou, mot à mot l'angoisse ; ce nom désigne ordinairement le fantôme de la mort.

12 Plaisanterie sur la pâleur du spectre de la mort ; nous avons déjà dit que Gwenn signifie blanc.

13 Le proverbe est fort connu :
Laer evel eul Leonad,
Treitour evel eun Tregerad
Sot evel eur Gwennedad
Brusk evel eur C'hernevad.

Mais Gwilherm frappa, en passant, de son bâton l'arbre mort et pressa le pas.

Enfin, il entra dans le vallon hanté. Minuit sonna à trois paroisses. Gwilherm se mit à siffler l'air de Marionik 10. Mais au moment où il sifflait le quatrième vers, il entendit le bruit d'une charrette non ferrée, et il l'aperçut qui venait vers lui couverte d'un drap mortuaire.

Gwilherm reconnut la charrette de la mort. Elle était traînée par six chevaux noirs et conduite par l'Ankou 11 qui tenait un fouet de fer et répétait sans cesse :

- Détourne ou je te retourne !

Gwilherm lui fit place, mais sans se déconcerter.

- Que fais-tu donc ici M. Ker-Gwen 12 ? lui demanda-t-il effrontément.

- Je prends et je surprends, répondit l'Ankou.

- Tu es donc un voleur et un traître ? continua Gwilherm.

- Je suis le frappeur sans regard et sans égard.

C'est-à-dire un sot et brutal. Alors je ne m'étonne plus, mon mignon, que tu sois des quatre évêchés, car on peut t'appliquer tout le proverbe 13. Mais où vas-tu aujourd'hui pour être si pressé ?

- Je vais chercher Gwilherm Postik, répliqua le fantôme en passant.

Le bon vivant éclata de rire et poussa plus loin. Comme il arrivait devant la petite haie de prunelliers qui conduit au lavoir, il aperçut deux femmmes blanches qui étendaient du linge sur les buissons.

- Sur ma vie ! Voilà des jeunes filles qui n'ont pas peur du serein, dit-il. Pourquoi êtes-vous si tard dans la prairie, mes petites colombes ?

- Nous lavons, nous séchons, nous cousons ! répondirent les deux femmes en même temps.

- Quoi donc ? demanda le jeune homme.

- Le linceul du mort qui parle et marche encore.

- Un mort ! par dieu ! Vous me direz son nom !

- Gwilherm Postik.

Le garçon rit plus fort que la première fois, et descendit le petit chemin raboteux.

14 Douez signifie, en breton, fossé de ville fortifiée ; mais comme ces fossés étaient autrefois remplis d'eau et servaient aux lavandières, on a insensiblement appelé les lavoirs douez, et, dans notre région, ce mot est même passé du breton en français usuel ; on a seulement ajouté une faute de langue, en faisant douez masculin.

15 Nous avons changé peu de chose au breton :
Ken na zeui kristen salver
Ret eo gwalc'hiñ ho liñser
Dindan an erc'h hag en aer

16 Les Bretonnes portent leurs pots au lait sur la tête, et, pour diminuer l'agitation du liquide, elle y plongent habituellement de petites branches de ronce ou de houx.

Mais à mesure qu'il avançait, il entendait plus distinctement les coups de battoirs des lavandières de la nuit sur les pierres de la douez 14 ; et bientôt il les aperçut elles-mêmes, frappant leurs draps mortuaires en chantant le triste refrain :

Si chrétien ne vient nous sauver, / Jusqu'au jugement faut laver, / Au clair de la lune, au bruit du vent, / Il faut laver le linceul blanc 15

Dès qu'elles aperçurent le joyeux compagnon, toutes coururent avec de grands cris, en lui présentant leurs suaires et lui demandant de le tordre pour en faire sortir l'eau.

- Un petit service ne se refuse pas entre amis, répondit Gwilherm gaiement ; mais chacune son tour, les belles lavandières, un homme n'a que deux mains pour tordre comme pour embrasser.

Il déposa alors son bâton et prit le bout du drap mortuaire que lui présentait une des mortes, en ayant soin de tordre du même côté qu'elle, car il avait appris des anciens que c'était le seul moyen de ne pas être brisé.

Mais pendant que le linceul tournait ainsi, voilà que d'autres lavandières entourent Gwilherm, qui reconnut sa tante et sa femme, sa mère et ses soeurs. Toutes criaient :

- Mille malheurs à qui laisse brûler les siens dans l'enfer ! Mille malheurs !

Et elles secouaient leurs cheveux épars, en levant leurs battoirs blancs, et, à toutes les douez de la vallée, le long de toutes les haies, au haut de toutes les landes, des voix répétaient :

- Mille malheurs ! mille malheurs !

Gwilherm, hors de lui, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête ; dans son trouble, il oublia la précaution prise jusqu'alors et se mit à tordre de l'autre côté. A l'instant même le linceul serra ses mains, comme un étau, et il tomba broyé par les bras de la lavandière.

En passant au point du jour près de la douez, une jeune fille d'Henvik, nommée Fantik ar Fur, s'arrêta pour mettre une branche de houx dans son pot de lait frais tiré 16 et aperçut Gwilherm étendu sur les pierres bleues. Elle crut que le vin de feu l'avait abattu là, et elle s'approcha, avec un brin de jonc, pour l'éveiller ; mais voyant qu'il restait immobile, l'enfant prit peur et s'encourut au village, pour avertir. On vint avec le recteur, le sonneur de cloches et le notaire, qui était maire de l'endroit ; le corps fut relevé et placé dans une charrette à boeufs ; mais les cierges bénits que l'on voulut allumer s'éteignirent toujours, ce qui fit comprendre que Gwilherm Postik était acquis à la damnation. Aussi son corps fut-il déposé en dehors du cimetière, sous l'échalier de pierre, là où s'arrêtent les chiens et les mécréants.

 

Le tableau de Yan' Dargent

Reproduction et texte dans L'Illustration d'août 1861
à propos du Salon.

M. DARGENT : Les lavandières de la nuit. M. Yan' Dargent est bien un breton de la Bretagne bretonnante. Il a conservé l'amour des légendes et le culte des ballades de sa poétique patrie. La légende des Lavandières se retrouve partout. Je l'ai entendue raconter pendant les longues soirées d'hiver, dans le séchoir à châtaignes, en Limousin. George Sand a consacré un chapitre ravissant aux Lavandières, dans ses Légendes rustiques, si heureusement illustrées par son fils. M. Dargent a fait, cette année pour elles, un tableau. Ce tableau est une des toiles qui a obtenu le plus de succès, succès de curiosité et succès d'artiste. Les Lavandières sont de mauvais génies, des âmes coupables peut-être, qui sont condamnées à battre, tous les soirs, au clair de la lune et aux bords des mares solitaires, des linceuls qui ne seront jamais blanchis. Mais elles n'aiment pas être dérangées dans leur ouvrage, les furies. Malheur au paysan curieux ou distrait qui ne songe pas à se détourner de son chemin ! La troupe échevelée, furieuse, se met à sa poursuite et l'assomme avec son battoir. Bien heureux encore si, au point du jour, après un long évanouissement, il peut regagner sa chaumière, les os moulus et grelottant la peur.

On dit qu'il existe, dans les mares d'eau et les étangs, une petite grenouille produisant un bruit tout à fait semblable à celui du battoir des lavandières, et que de là est venue la légende ; mais je n'en crois rien. Ce sont là de mauvais propos que les sceptiques savants s'amusent à faire courir. Qu'ils prennent garde aux lavandières de la nuit ! M. Dargent a bien fait de rétablir la légende.

Où l'on se rend compte que le tableau présenté au Salon n'était pas exactement celui qui est conservé aujourd'hui
au musée des beaux-arts de Quimper. Moins centré sur le sujet, on dit aussi qu'il était plus grand.

Animation :

Quelques zooms pour    
parcourir le tableau
de Yan' Dargent
scène par scène
1 - Gwilherm Postik emporté par les lavandières ...
2 - Des monstres dans le talus, vers lesquels les lavandières semblent attirer Gwilherm ...
3 - Un autre groupe de lavandières se fait menaçant ...
4 - Une autre victime des lavandières ? ou une vision de la fin inéluctable de Gwilherm Postik ...
5 - Des têtards (targosoù) monstrueux contemplent le drame ici ...
6 - et puis là ...
7 - et là encore ...







Revoir le tableau en entier     



Avant : Left = Top =
Après : Left = Top =


Concernant Yan' Dargent, voir aussi
1 - un premier chapitre,
2 - le bicentenaire de sa naissance
3 - les artistes que Pont-Christ a inspirés

« Kannerez-Noz », au pluriel « Kannerezed-Noz ». On aura reconnu le verbe « kannañ », laver, blanchir. « Ar gannadenn », la lessive, « poull-kannañ », lavoir et dans « gwenn kann », blanc éclatant. Rien à voir avec « Kanerez », chanteuse, mais avec le « Kannig » à Landivisiau, célèbre discothèque, qui tire son nom du lieu où elle se trouve : « Kannig ar c'harv », le petit ruisseau où s'abreuvait le cerf.



 


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 André J. Croguennec - Page créée le 1/7/2024, mise à jour le 17/7/2024.