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Félix Jobbé-Duval, artiste de Landerneau... et d'ailleurs | ![]() |
Félix Armand Marie Jobbé-Duval nous intéresse à deux titres au moins. C'est un artiste-peintre originaire de Landerneau et il aurait initié Yan' Dargent à cet art. En effet, Virginie Demont-Breton, la fille de Jules Breton, rapporte une conversation que son père et elle ont eue, dans la cathédrale de Quimper, avec l'artiste de Saint-Servais qui était en train de réaliser ses fresques sublimes.
Yan' Dargent explique ses débuts dans l'art, après avoir quitté le chemin de fer : "Ma première station a été à l'atelier de Jobbé-Duval et, comme j'avais une grande facilité pour la composition d'idée, j'étais toujours en tête pour les concours d'esquisses. Mon maître m'encouragea, j'eu de braves camarades, j'étais sauvé..."
D'aucuns ont mis en doute l'apprentissage de Yan' Dargent avec Jobbé-Duval, du fait que le style des deux artistes serait très différent. Nous allons essayer de savoir où ces deux personnages se sont rencontrés et, peut-être, de trouver des points communs dans leurs oeuvres.
Les racines rennaises de la famille Jobbé-Duval remontent au 17e siècle. Laurent-Jean Jobbé-Duval (1751-1805) était employé au parlement de Bretagne et épousa une Rennaise, Louise Armelle de la Croix Herpin. C’est de ce couple que viennent les deux grandes lignées comptant nombre d’artistes sur cinq générations.
Armand-Félix et Auguste-Louis ont été tous les deux contemporains de Yan' Dargent. Cependant le premier a eu une production beaucoup plus diversifiée ce qui nous l'indique comme le plus probable à avoir enseigné à notre artiste de Saint-Servais. De plus, Armand-Félix a passé sa jeunesse à Landerneau comme nous allons le voir.
Recensements à Landerneau
1831 - Rue St-Houardon (AML vue 19) :
- Jobbé-Duval Thomas Félix, géomètre
triangulateur, 43 ans
- Jobbé-Duval Louise Armelle, 17 ans
- Jobbé-Duval Auguste, 13 ans
- Jobbé-Duval Marie-Françoise, 13 ans
- Jobbé-Duval Félix Armand Marie, 9 ans 1
- 2 domestiques
1841 - Rue St-Houardon (AD29 vue 48) :
- Jobbé-Duval Félix, veuf 1
- Jobbé-Duval Félix, célibataire 1
- Jobbé-Duval Louise, célibataire
- Jobbé-Duval Fanny.
1846 - Rue St-Houardon (AD29 vue 24) :
- Jobbé-Duval Thomas
- Jobbé-Duval Louise
- Jobbé-Duval Fanny
1851 - Rue St-Houardon (Ad29 vue 49) :
- Jobbé-Duval Thomas, triangulateur, 64 ans
- Jobbé-Duval Fanny, sans profession, 32 ans
1 Dans les familles bourgoises, à l'exemple des anciennes familles nobles, le dernier prénom est souvent utilisé comme prénom usuel.
Nécrologie dans la Dépêche de Brest du 5/4/1889 :
M. Jobbé-Duval. - L'un de nos compatriotes, qui s'était fait un nom dans la politique à Paris et un plus considérable dans la peinture, M. Jobbé-Duval (Armand-Marie-Félix), ancien conseiller municipal de Paris, est mort subitement mardi matin, à quatre heures, à Paris, succombant aux suites d'une hémorragie cérébrale.
Il était né à Carhaix le 16 juillet 1821. Il se rendit à Paris dès 1829 entra quelques années dans l'atelier de Paul Delaroche.
Il débuta au Salon de 1841 par le portrait de M. Kgroen. Il obtint une médaille de 3è classe avec le tableau : le Jeune Malade ; un rappel, en 1847, avec le Calvaire, le Rêve, effet de brume, et les Juifs chassés d'Espagne en 1492 sont en partie sur les môles de Gênes ; et enfin il fut décoré de la Légion d'honneur le 15 août 1861. M. Jobbé-Duval a exécuté, en dehors des Salons, un grand nombre de portraits, quatre sujets pour la chapelle Saint-Charles-Borromée à Saint-Séverin de Paris, figurant les Vertus théologales, la Peste de Milan et la Mort du Saint, quatre peintures religieuses pour la chapelle du monastère de la Visitation, à Troyes. Il a exécuté, en outre, deux médaillons pour le tribunal de commerce de la Seine ; il a décoré la grande salle des fêtes de l'hôtel de ville de Lyon.
Un de ses plus importants tableaux : Toilette d'une fiancée, a été acquis par l'Etat, et plusieurs de ses portraits ont été reproduits en tapisserie par la manufacture des Gobelins.
Adjoint au maire de 15è arrondissement de Paris, du 5 septembre 1870 au 26 mars 1871, il a été élu membre du conseil municipal de Paris le 23 juin 1873, pour le quartier Necker, et réélu en 1874 et en janvier 1878. Candidat aux élections générales de 1876 pour la Chambre des députés, il n'obtint que 998 voix sur 11.226 votants.
Il était directeur de l'école municipale de dessin du 3è arrondissement de Paris.
Complément 1 :
S’il naquit à Carhaix, dans le Finistère, Jobbé-Duval est fortement lié à Rennes d’où ses parents étaient originaires. Il fut l’élève de Paul Delaroche et de Charles Gleyre à l’École des Beaux-Arts de Paris et bénéficia de nombreuses commandes pour les églises parisiennes (Saint-Séverin, Saint-Sulpice, la Trinité, Saint-Gervais-Saint-Protais...), pour le Tribunal de Commerce de Paris, l’Hôtel de ville de Lyon, la préfecture de Versailles, le parlement de Bretagne à Rennes et beaucoup d’autres bâtiments publics. (Didier Rykner)
Complément 2 :
Il expose le portrait de M. Théophile Gauthier (1842) ; "le Cercueil, le Repos" (1843) ; "Marguerite dans le jardin de Marthe" (1845) ; "La Sainte famille au nid" (1848) ; "L'évanouissement de la vierge" ; "La moisson" au musée du Mans ; "Le baiser" (1848) ; "Le jeune malade"; pour le Ministère de l'Intérieur ; "L'hiver", "Le printemps" (1850) ; "La fiancé de Corinthe" ; M. Jobbé-Duval Père" (1853) ; "Loristis" inspiré d'André Chénier ; "M. Bellot" ; La toilette d'une fiancée" appartenant à Monsieur Achille Foult (1855) ; "Le rêve" ; "Le calvaire", "Les juifs chassés d'espagne" (1857), "Marthe et Marie au tombeau du Christ" ; "Saint François commence à Thonon", "La conversion des protestants", "Saint François apporte des secours à des malheureux réduit à la misère", peinture à la cire destinée à l'Eglise de Saint-Louis en L'île. (source geneanet)
L'artiste a offert cette Descente de croix, réalisée en 1845, à l'église St-Houardon. Il semble qu'on la trouve aujourd'hui à la mairie de Landerneau. On l'appelle parfois Le Christ au tombeau.
Plus bas, issues du fonds d'atelier du peintre, quatre esquisses qui se trouvent maintenant au Musée des Beaux Arts de Rennes.
Les Trois Vertus théologales, 1851-1854
Peinture murale à la cire et huile sur enduit de plâtre
Paris, église Saint-Séverin
Saint Denis et ses compagnons refusant de sacrifier
aux idoles, 1851-1854
Peinture murale à la cire - 695 x 375 cm
Paris, église Saint-Sulpice
Voir des fresques de Yan' Dargent, pour comparer.
Yan Dargent
Le purgatoire, église de Pleyber-Christ,
copie du tableau de l'église de Plouvien.
Le Triomphe de la Vérité, 1852 - Huile sur toile 350 x 395 cm - Rennes, Quatrième chambre du Palais de Justice
"Sous les traits d’une femme robuste légèrement déhanchée dont la nudité fut peu appréciée, la Vérité levant les bras est entourée de la Justice, de l’Innocence et du Droit. À ses pieds, les Crimes au corps musculeux et sombres, ainsi que les figures de l’Éloquence, de la Science, de la Prudence et de la Force dans les médaillons circulaires des angles, reflètent son goût particulier pour la peinture de Michel-Ange et la leçon retenue de son maître Paul Delaroche".
Saint-Ferdinand, 1852
Huile sur toile 136 x 102 - Valençay, église Saint-Martin
La Musique et la Peinture, 1852
175 x 413 cm - Paris, Gaîté Lyrique
La toilette d'une fiancée (1855)
Les juifs chassés d'espagne" (1857)
L’Histoire, enseignée par les Archives, dissipe la Nuit qui recouvrait le Temps,
tandis que la Vérité confond le mensonge et l’erreur, 1877-1882
Huile sur toile marouflée Paris, Archives nationales
Le bureau du Conseil Municipal, en juillet 1883.
Peinture à l'huile sur toile - musée Carnavalet
Les oeuvres présentées ci-dessus montrent que le style de Jobbé-Duval pouvait être assez différent selon le support, le sujet, le lieu et la destination de l'oeuvre, et son commanditaire. Il semble donc un peu risqué de s'appuyer sur une différence fondamentale de style entre les deux artistes pour affirmer que Yan' Dargent n'a jamais profité de l'enseignement de son aîné.
Dans certains cas, même, une similitude de représentation du sujet (voir le purgatoire) ou de rendu général de l'oeuvre (voir la fresque de saint Denis), nous fait penser à Yan' Dargent.
On peut donc difficilement rejeter l'information transmise par Virginie Demont-Breton précisant que Yan' Dargent a profité de l'enseignemant de Jobbé-Duval. D'autant moins que le long chapitre, écrit par elle, montre bien que Virginie et son père Jules Breton étaient des vrais amis de Yan' Dargent et qu'ils le connaissaient bien. Car ils l'ont rencontré à plusieurs reprises : dans la cathédrale de Quimper en examinant les fresques de l'artiste et dans leur hôtel à Quimper, lors d'une visite que leur fit Yan' Dargent et son épouse. On peut donc faire confiance à l'écrivaine.
Où les deux artistes se sont-ils rencontrés ? Ils se sont connus probablement déjà dans leur jeunesse à Landerneau. Mais Virginie Breton place l'enseignement de Jobbé-Duval à une époque plus tardive, après que Yan' Dargent ait quitté le chemin de fer de Troyes, donc vers 1850-1851.
Jobbé-Duval a réalisé quatre peintures religieuses pour la chapelle du monastère de la Visitation, à Troyes. Mais c'était vers 1864-1866 a. Yan' Dargent avait déjà quitté la région.
En 1851, Jobbé-Duval était à Paris,et travaillait sur diverses peintures murales de plusieurs édifices publics, dont l'église Saint-Gervais avec L’Ange réveillant les morts.
La même année, Yan' Dargent présente au Salon le Jeune garçon au yoyo (ci-contre) qui décorera plus tard l'église Saint-Gervais ! Coïncidence !? Ou bien Yan' Dargent a-t-il délaissé son oeuvre aux ecclésiastiques de cette église en remerciement de leur accueil pendant qu'il assistait Jobbé-Duval dans la réalisation de ses fresques ?
En conclusion dans l'état actuel de mes recherches, je maintiens que
Yan' Dargent a profité pendant un temps des conseils de Jobbé-Duval
en son atelier.
Je viens de lire dans La Dépêche du 21/11/1899 dans l'article sur la mort de Yan' Dargent : "... Il fut d'abord employé en province dans une compagnie de chemins de fer. Etant venu à Paris vers 1860, il entra dans l'atelier de Jobbé-Duval, où il se fit tout d'abord remarquer par une très grande originalité de conception. ..."
Dans Emile Bayard, L'Illustration et les illustrateurs, ouvrage édité en 1898, à propos de Yan' Dargent : " C'est Jobbé-Duval qui l'aida de ses premiers conseils. Le jeune artiste, dont l'originalité n'était due, dès le principe, qu'à la naïveté de ses tendances, voulut, dès ses débuts, se dégager de toute empreinte. C'est comme tel que nous l'admirons maintenant dans son oeuvre immense ".
Dans Les peintres et la Bretagne vers 1870 par Denise Delouche : "... le maître occasionnel de Yan D'Argent, Félix Jobbé Duval ..."
(voir https://www.persee.fr/doc/abpo_0003-391x_1970_num_77_2_2543 p. 436)
a Ronan Hirrien m'a transmis quelques extraits de l'ouvrage Jobbé-Duval, peintre et homme politique breton à Paris réalisé sous la direction de Guillaume Kazerouni, avec la participation Anne Henriette Auffret.
A propos de ce monastère, nous avions déjà noté que sur la fin de sa vie Yan' Dargent y a été accueilli temporairement par le bon abbé Brisson, aumônier des religieuses, avant de partir vers Soyhières achever sa convalescence. Ces deux sites dépendent de la même congrégation de religieuses.
Max Radiguet, né à Landerneau le 17/1/1816, mort à Brest le 7/1/1899, est un voyageur, romancier (écrivain mondain), auteur de poésies et illustrateur français. Son père Jean-Isidore Radiguet est l’un des fondateurs de la grande entreprise textile : la Société Linière du Finistère, en 1845. La vie et l'oeuvre de Max Radiguet ont fait l'objet d'une exposition réalisée, en 2007, par le service du patrimoine historique de la ville de Landerneau.
Si, à partir de 1837, Max Radiguet entreprend une série de voyages aux Antilles, en Amérique du Sud et en Océanie, dont il rapportera des récits ainsi qu’un grand nombre d’illustrations, à partir de 1845 il se fixe à Paris, où il mène une vie de bourgeois, et publie les récits de ses différents voyages dans des revues et journaux. Son travail d’écriture l’amène également à jouer le rôle de chroniqueur des grands Salons artistiques parisiens ou à s’exercer à la poésie.
Il a bien connu Félix Jobbé-Duval et Yan' Dargent, et nous en parle dans son ouvrage A travers la Bretagne publié en 1865. Dans son périple 1, il s'arrête dans l'église de St-Houardon, ce qui lui donne prétexte à évoquer nos artistes et à décrire trois de leurs oeuvres :
" On remarque dans l'église de Landerneau deux tableaux. L'un de M. Félix Jobbé-Duval ; l'autre de M. Yan D'argent ; deux enfants de Landerneau qui tiennent aujourd'hui un rang distingué parmi les peintres. C'est bien le moins qu'en traversant leur ville je vous dise un peu comment et combien j'apprécie ces artistes".
1 Après Landerneau, Max Radiguet passera par La Roche-Maurice qu'il décrit aussi avec précision. Il verra Pont-Christ et Brezal depuis les hauteurs du Roc'h Morvan.
XXXV - Jobbé-Duval - p. 142 à 144
A tout seigneur tout honneur. Donc, à M. Jobbé-Duval d'abord, puisque des distinctions honorifiques, des commandes de l'Etat, des travaux exécutés pour diverses églises de Paris, lui donnent une grande notoriété dans le monde officiel. - M. Jobbé-Duval, élève de Paul Delaroche, est un peintre consciencieux, correct, académique. Son talent est enté sur un travail opiniâtre et sur de sérieuses études. Si jamais artiste mérita de réussir c'est assurément M. Jobbé-Duval. - Il m'a semblé que sa peinture, quelque peu éclectique dans le principe, s'était plus tard refroidie au soleil de M. Ingres, pour revenir enfin à un style plus large et plus énergique. M. Jobbé-Duval dessine et peint en maître, mais ce n'est pas un coloriste dans la véritable acception du mot, c'est un coloriste plus ingénieux, plus harmonieux que brillant. - La toilette d'une fiancée grecque, - Le jeune Malade, - L'Oaristis, nombre de portraits fort remarqués aux diverses expositions, révèlent ses qualités de dessinateur émérite. Ses compositions toujours très-étudiées brillent surtout par des motifs d'un grand charme et d'une rare délicatesse. Ce sont là des lueurs véritables de ce feu sacré qui parfois descend feu follet et parfois langue de feu sur les artistes pour leur donner, selon qu'il prend l'une ou l'autre de ces formes, la notoriété ou la gloire.
Le tableau que j'ai sous les yeux représente : Jésus livré à sa mère après le crucifiement. Cette oeuvre, - une oeuvre de début s'il m'en souvient, - révèle des qualités de composition, une certaine vigueur de touche, et des tendances au coloris que l'auteur a trop répudiées plus tard dans des toiles au reste plus parfaites. On se ferait une bien fausse idée du beau talent de de M. Jobbé-Duval si on le jugeait d'après ce tableau. Le corps divin du supplicié est strapassé, enflé, flagellé à coups de brosse qui croisent en hachures et le personnage de la mère douloureuse me semble manqué ; il exprime le ressentissement plutôt que l'affliction ; il est en outre rendu avec une raideur, une sècheresse de bois mort qui exclut en lui toute idée de sang. Sous cette blafarde écorce on ne pourrait guère trouver que de l'acide pyroligneux.
Ce tableau est je le répète celui d'un très-jeune débutant. Si du haut de la position qu'il s'est faite dans les arts, M. Jobbé-Duval était aujourd'hui appelé à juger son oeuvre, il serait à coup sûr infiniment plus sévère que moi. - Cette critique ne saurait donc porter atteinte en quoi que ce soit à son mérite actuel. J'en connais asssurément toute la valeur, je le tiens en parfaite estime, comme je tiens le peintre en sincère amitié, et j'ai été bien maladroit si à cet égard on a pu se méprendre sur ma pensée. ... ...
XXXVI - Yan' Dargent - p. 145 à 148
M. Yan D'Argent a reçu de la nature une trop puissante organisation d'artiste pour qu'il ait pu se résigner à poursuivre des études sérieuses avec la patience et l'opiniâtreté requises. Aussi jusqu'à ce jour, peut-être est-il moins un maître que M. Jobbé-Duval, mais c'est plus que son confrère un tempérament de peintre et de poète. Il lui a fallu d'ailleurs pourvoir en débutant aux cruelles nécessités de la vie journalière, et ceci explique la multitude de dessins sur bois, de fusains, de toiles ou il a épanché sa fougue (1). M. D'Argent comprend vite, l'inspiration toujours lui est fidèle, il jette rapidement ses esquisses sur la toile. Il aborde tous les genres avec une confiance que le succès justifie. Aussi ne m'étonnerais-je pas que la persévérance dans une même voie lui fût difficile. Son pinceau a su traiter avec un égal bonheur l'émail vert des paysages arcadiens, les grasses prairies peuplées de bestiaux ruminants, et les âpres terrains bretons déchirés par le granit et fouillés seulement par la racine des bruyères roses ou des landes rechignées. Mais se sont les drames violents, les sujets d'un caractère saisissant et poétique qu'il se plaît surtout à développer sur des toiles sans fin. C'est ainsi qu'il nous a montré dans les ténèbres d'une nuit de tempête, les féroces artisans de naufrages, poussant vers les côtes et à travers les écueils sans merci de la Bretagne leurs boeufs coiffés de lanternes, phares perfides qui jadis ont égaré tant de navires et causé tant de désastres. - Une autre fois c'est le personnel épique du poème d'Ossian qu'il fait tourbillonner dans un brouillard d'Ecosse et qu'il conduit visiter la rêverie du célèbre barde.
Ou bien c'est encore, au carrefour des chemins creux, quelque site désolé et farouche d'où s'élèvent les buées nocturnes des marécages. De pâles lavandières d'outre-tombe, aux regards atones, à la physionomie d'un sérieux glacial, ont assailli l'imprudent voyageur, qu'un follet sans doute a fourvoyé sur leurs domaines maudits. Le malheureux, en proie à tous les effarements de la terreur, lutte avec désespoir contre la frénétique étreinte de ces bras décharnés, de ces griffes de harpies aux privautés violentes ; tandis qu'un mystérieux crépuscule laisse entrevoir les indispensables comparses de tout drame infernal ; - des arbres, d'aspect diabolique, aux gestes de maniaques et comme pris de la danse de saint Guy ; des hiboux qui braquent leur yeux d'or à travers les rameaux biscornus, des vols de chouettes et d'orfraies dont les ailes ouatées fouettent pesamment l'air avec ces bruits étouffés de soufles anhéleux, comme si elles applaudissaient silencieusement, ainsi qu'il convient, à la scène terrible jouée par des spectres. - Tout cela est peint, compris rendu avec une vigueur de touche, avec une énergie, une poésie pleine d'épouvante, qui défierait toute autre rivalité que celle de Gustave Doré. M. D'Argent, superstitieux comme un Breton, naïf comme un Allemand, a fait commerce de familiarité avec les êtres surnaturels. Il peint avec passion comme Burger devait écrire ses ballades. C'est en véritable initié qu'il traite le vagabondage funèbre auquel se livrent les trépassés, de minuit au chant du coq, pour secouer les ennuis de la tombe. Plus rapides et plus sûrs qu'un balai de sorcière, son imagination ou ses cauchemars l'ont conduit aux bacchanales du démon. Aussi le soupçonnerais-je volontiers d'avoir un peu le diable au corps, si à l'occasion il ne se manifestait en terre consacrée, comme le prouve le tableau de l'église paroissiale où nous sommes. - Dans cette oeuvre l'artiste est encore fidèle au merveilleux des légendes, seulement ses personnages portent au front cette fois les célestes clartés du nimbe. ... ...
XXXVII - Yan' Dargent - p. 149 à 151
M. D'Argent a pris le sujet de son tableau à la vie d'un évêque breton du VIIè siècle, sous le patronage duquel l'église est placée. - Issu d'une noble famille d'Ecosse, saint Houardon quitta ses parents et son pays pour venir prêcher le christianisme aux gentils de la péninsule armoricaine. La tradition veut qu'il se soit embarqué sur une auge de granit et qu'il soit entré dans la rade de Brest par un vent contraire. - Certaine chanson, d'un goût équivoque, fabriquée, comme la plupart des complaintes, sans doute après boire par de joyeux compagnons, enregistre ainsi le fait :
Le peintre a choisi cet épisode de la vie du saint pour le fixer sur la toile. - Le ciel est sinistre comme au mois noir des Bretons. On y sent passer les rafales avec ce sifflement de lanières qui fait courir les nuages à la débandade comme des troupeaux effarés. Par place des lames courtes déferlent et le vent éparpille leur frange d'écume. C'est au milieu de se désordre, c'est sur cette mer sans reflets, que navigue le saint assis dans l'auge de granit. Deux anges déployant des ailes de phénicoptères aux tons roses et nacrés, planent sur les flots et poussent le pesant esquif qui s'avance contre vent et marée. Le saint se présente de profil et revêtu d'un froc brun. Son coude porte sur son genou, son menton s'appuie contre sa main repliée.
Son visage est austère, sa physionomie et son attitude révèlent le calme et la méditation. C'est en vain que l'âpre vent de la mer tourmente sa chevelure et sa barbe argentée, en vain il lui cingle la face la face d'embruns arrachés à la crête des vagues : le pieux navigateur tout entier à la pensée de son apostolat et pénétré de la grandeur de la mission qu'il va remplir, s'avance l'oeil fixé sur les côtes idolâtres sans paraître se soucier des furies de l'ouragan.
Les lignes qui précèdent disent assez tous les mérites de cette composition. L'individualité du saint, particulièrement, est fort bien rendue. Les traits de son visage un peu vulgaires accusent peut-être la trop servile imitation d'un modèle d'atelier ; mais ils sont rehaussés par une physionomie bien étudiée, bien comprise et fort heureusement réussie. Le ton général du tableau, sans avoir de grandes qualités de coloris, est suffisamment harmonieux. Je suis moins disposé à accepter les anges dont le galbe massif contrarie l'idée fluette, délicate, que j'avais conçue des Séraphins. Ces bras solides et charnus étaient inutiles à de célestes envoyés pour faire glisser sur les flots l'auge de granit d'un saint, à une époque où les saints eux-mêmes "remuaient les pierres avec le signe de la croix". Malgré tout le bien que je pense de ce tableau, je regrette que M. Yan D'Argent ait choisi un pareil sujet. Heureusement - et ceci n'est pas le moindre mérite de l'artiste - il l'a traité de façon à rester en-deçà des limites du ridicule.
Article du Télégramme du 6/9/1961, collecté par Charles Chassé (source ADQ 97 J 1089)
(à suivre)
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André J. Croguennec - Page créée le 8/6/2025, mise à jour le 27/6/2025. | |